Dans l’île de la Tortue, j’ai appris à être aussi vivante que possible

Dans son essai lyrique Dans l’île de la Tortue, j’ai appris à être aussi vivante que possible, l’autrice et professeure Yasmine Espert se penche sur l’application d’une praxis abolitionniste à la création. Elle revient sur le temps passé au sein et aux côtés de la Creative Cohort de Stages of Transformation.

« C’était encore l’été, néanmoins, et la verdure était toujours là, si luxuriante et envahissante qu’elle évoquait une sorte de plaidoyer en faveur de l’optimisme […] la beauté des choses qui subsistent imperturbablement en dépit de leur cadre inesthétique. Si j’admirais ma propre abondance, mes propres petites rébellions contre l’asservissement, je me suis dit que je pouvais tout aussi bien apprendre à être aussi vivant que possible.1 »

Ce que vous venez de lire est un extrait de A Minor Chorus de Billy-Ray Belcourt, un écrivain de la Nation crie de Driftpile établi à Vancouver. Ses mots sont un espace propice aux valeurs abolitionnistes – un espace dans lequel nous plongeons, de façon créative, dans la lutte productive pour la libération. Un espace dans lequel nous dansons, laissons éclater notre fureur et soulevons des questions dans le cadre d’une action collective. Nos efforts sont liés par la confiance – en l’autre et en un avenir où nos corps-esprits connaîtront le goût de la liberté, et le coût d’en être privé.

Nos efforts sont liés par la confiance – en l’autre et en un avenir où nos corps-esprits connaîtront le goût de la liberté, et le coût d’en être privé.

C’est également l’éthos de Stages of Transformation – un projet qui soulève la question suivante : que peuvent apprendre les arts de la scène du mouvement abolitionniste dans le soi-disant Canada? Le résultat est un projet fondé sur la recherche qui maintient un esprit délibérément lent, itératif et axé sur la communauté. À chaque étape de cette collaboration pluriannuelle, les artistes PANDC (personnes autochtones, noires et de couleur) créent une œuvre transformatrice en partageant leurs rêves et leurs travaux en cours, et surtout en prenant leur temps : pas à pas. La commissaire et productrice de Stages of Transformation, Nikki Shaffeeullah, et la commissaire associée, Mpoe Mogale, m’ont invitée à me joindre à la conversation en cours sur le théâtre et les arts d’interprétation, orientée par les principes de l’abolition et de la justice transformatrice. Je me suis jointe au projet à la suite d’une rencontre numérique ayant pour thème Workshopping Intervention (« intervention en atelier »). Animée par Nikki Shaffeeullah et coorganisée par Sarah Garton Stanley, cette rencontre virtuelle a réuni 14 artistes de théâtre PANDC et leur vision d’un projet de spectacle artistique s’inscrivant explicitement dans le cadre de l’abolition . Un an plus tard, leur vision a pris la forme de Stages of Transformation. En 2021 et 2022, le projet a commandé des écrits, des conversations et des créations artistiques. Il a facilité des partenariats, des résidences, et amorcé d’autres rencontres qui ont permis de mettre à l’épreuve et de manifester les réactions de leurs pairs vecteurs de changement. Cette réunion et ses suites font la démonstration d’une recherche-création – de « petites rébellions » (pour reprendre les termes de Billy-Ray Belcourt) au service du foisonnement créatif et de la libération.

S’appuyant sur les idées développées dans Workshopping Intervention, Mpoe Mogale et Nikki Shaffeeullah, le Théâtre anglais du Centre national des Arts, les compagnies théâtrales partenaires et Senjuti Sarker, notre directrice de compagnie, ont joué un rôle déterminant pour faire en sorte que ce projet reflète nos objectifs. Pour la retraite, on a imaginé une atmosphère susceptible de favoriser les liens naturels, la réflexion et le repos. Des cabanes dans les bois. Des activités au bord du lac. Des provisions locales et faites maison. On a prévu des ateliers sur « l’artisanat du théâtre/de la création artistique, et ce que l’abolition peut signifier en termes de contenu artistique, de forme et de processus  ». On a imaginé des séances au cours desquelles les artistes pourraient partager des échantillons de leur travail, achevé ou non. Les artistes allaient pouvoir animer certains volets de la retraite. Et l’on allait bénéficier de possibilités pour imaginer sans trop de risques des futurs créatifs possibles pour notre groupe. Les fruits de ce travail allaient être présentés, d’une manière ou d’une autre, au Rumble Theatre de Vancouver l’année suivante dans le cadre du festival Tremors. Le groupe a pleinement rempli son rôle.

Les artistes PANDC bispirituels, trans, non binaires et queer sont au cœur de ce projet. Beaucoup ont une expérience personnelle de la migration en direction ou à l’intérieur de ce pays qu’on appelle le Canada. Nos trajectoires mettent en lumière la quête persistante d’un avenir sans frontières. Nous comptions cinq artistes en résidence parmi nous : Raven John, Keira Ash, Sobia Shaheen Shaikh, Kris Vanessa Teo Xin-En (张欣恩) et Ravyn Wngz. Chaque artiste représentait une compagnie de théâtre : le Rumble Theatre, le Gwaandak Theatre, TODOS Productions, le Chromatic Theatre et lemonTree creations, respectivement. La compagnie Undercurrent Creations, dirigée par Nikki Shaffeeullah, a aussi joué un rôle dans l’établissement de partenariats entre les artistes en résidence et les organismes ayant proposé leur nomination.

Au fil de conversations approfondies, de rêves sociaux et de mouvements fondés sur l’abolition somatique, nous avons mené nos propres petites rébellions à travers l’île de la Tortue. Dans la pleine conscience de qui nous sommes, ce que nous sommes et pourquoi nous le sommes. Considérez le présent article comme une réflexion sur notre processus de recherche-création, qui témoigne d’une planification et d’une expérimentation réfléchies, tout en naviguant et en luttant contre les pressions du capitalisme racial. J’ai vu Stages of Transformation se développer à partir des idées diffusées dans Workshopping Intervention et se transformer en un prototype de conception abolitionniste. La structure de ce projet m’a montré « comment la recherche peut alimenter, ou même être, une véritable prestation artistique en soi4 ». C’est là que réside la preuve qu’on peut faire de belles choses dans des contextes inesthétiques.

Cet article documente mes observations sur le travail avec ces artistes et activistes, certains des espaces qui ont été le théâtre de nos réunions, ainsi que les communautés accueillantes dans lesquelles nous avons séjourné pendant nos mois de communion créative. Tout d’abord, je décrirai mon approche de l’écriture intégrée – une méthode qui m’a permis d’assister et de participer au processus créatif des artistes, tout en m’engageant dans le mien. Je la dépeindrai comme un enchevêtrement productif et une plongée tête première dans le travail d’abolition. Ensuite, j’expliquerai comment nous nous sommes fixé des objectifs créatifs et comment nous les avons atteints collectivement. Pour finir, j’évoquerai notre engagement à partager le travail en cours au Rumble Theatre, à Vancouver, au printemps 2023.

Mpoe Mogale et Nikki Shaffeeulah m’ont invitée en tant que « critique intégrée », en s’inspirant de l’article de Karen Fricker intitulé « Going Inside: The New-Old Practice of Embedded Criticism » (2016). Dans cet article évalué par des pairs, Karen Fricker nous demande de considérer l’écriture intégrée comme « une forme d’étude des répétitions ». Depuis cette perspective intégrée en coulisses, nous pouvons évaluer « les rôles joués par la discussion, l’improvisation, la recherche, le hasard et la démarche intellectuelle5 ». Bien qu’il y ait beaucoup à récupérer de l’observation, je n’étais pas complètement convaincue par son approche qui adopte le point de vue de « la mouche sur un mur ». Je ne suis pas une observatrice neutre. Les co commissaires et moi-même avons convenu que la documentation objective est un mythe. Un instrument du colonialisme, si l’on veut. Malgré nos réserves sur la critique intégrée prise dans la perspective de la « mouche sur un mur », nous restions curieuses de la pratique, de plus en plus populaire dans le secteur théâtral professionnel, consistant à intégrer des dramaturges. Mpoe, Nikki et moi sommes aussi tombées d’accord sur le fait que « critique » était un terme trop chargé et lourdement connoté. Je pouvais façonner mon propre rôle en tant que tel dans le groupe; je pouvais prendre des libertés créatives avec le processus et me l’approprier. Ayant été « intégrée » à Stages of Transformation, j’adhère à cette phrase de Karen Fricker qui affirme :

« Tout au moins, s’engager dans des pratiques intégrées a permis de relancer les conversations sur la définition de la critique, ses limites et sa place dans l’écosystème créatif.6 »

Pour moi, l’intégration de l’écriture peut servir de pratique de témoignage. Être là. Et me rendre suffisamment vulnérable pour partager mes propres transformations dans le processus créatif. J’ai intégré cette cohorte créative en tant qu’artiste et historienne de l’art noire, relativement nouvelle venue sur le terrain des arts de la scène au Canada. Bon nombre des collègues de la cohorte faisaient, de même, mutuellement connaissance. Je voulais m’engager sans réserve, m’élancer sans filet, persuadée que notre engagement commun en faveur de l’abolition pouvait susciter le courage et briser les frontières. En tant que personnes investies dans le pouvoir de l’imagination et de l’expérimentation, nous avons pris en charge la création d’un prototype. Pour créer les mondes dans lesquels nous voulons vivre.

Stages of Transformation a également dû s’adapter à nous. Au cours de nos nombreux mois de collaboration, les co-commissaires et les membres du groupe (moi y compris) ont échangé sur la nature intergénérationnelle et interdisciplinaire de ce groupe. L’éventail des tribus et des territoires dont nous sommes originaires. La ou les langues que nous aimerions utiliser. L’éventail de nos capacités et les rôles que nous jouons dans nos communautés. Nous avons pris appui sur les outils de la justice pour les personnes handicapées, de la justice curative et d’une praxis féministe noire. Tout au long du processus, nous avons parlé de notre relation croissante avec l’abolition et la justice transformative (un certain nombre d’entre nous étaient dans le mouvement depuis des décennies, tandis que d’autres explorent depuis peu ces termes en lien avec la libération collective). Nous avons parlé de nos besoins, de nos désirs et de nos préoccupations. Nous avons collectivement déterminé nos principes directeurs. L’éthique qui pourrait nous servir de boussole. Et la manière dont nous aimerions gérer les conflits lorsqu’ils émergent.

Dès le début de notre collaboration, nous avons exprimé le besoin de mettre l’accent sur la justice pour les personnes handicapées. C’est donc dire que nous avons centré, dans la mesure du possible, notre attention sur le processus (plutôt que sur le produit). Par nature, notre projet était en constante gestation. Notre rythme a été aussi lent que l’a souhaité notre collectif; nous avons maintenu des horaires et des modalités d’atelier flexibles; et nous nous sommes souvent posé mutuellement des questions. Nous avons évité de faire des suppositions. Il y avait des douleurs chroniques parmi nous. Des neurodivergences. Des problèmes respiratoires. Des arrangements familiaux dont il fallait s’occuper pendant que nous étions en séance. Puis il y a eu la COVID. Nous avons tâché d’accueillir chaque jour comme la chose précieuse qu’il était. Nous nous sommes témoigné notre appréciation mutuelle. Et c’est quelque chose dont je suis reconnaissante.

Quel est ton état d’esprit aujourd’hui, et de quoi as-tu besoin? Que pouvons-nous prévoir pour plus tard? Pouvons-nous adapter le format et la durée du prochain atelier? Veux-tu de l’aide pour descendre la colline? Veux-tu emprunter mon coussin chauffant et mon Tiger Balm? Est-ce que ça va? Comment pouvons-nous faire en sorte que tu aies le sentiment de faire partie de la retraite même si tu es en quarantaine?

C’est un rappel du fait que la pandémie est toujours parmi nous. Épuisante. Fatigante. Nous forçant à assouplir sans cesse notre processus.

À l’inscription d’une des séances de la retraite tenue en Ontario, les artistes ont reconnu à quel point il était positif de se concentrer sur la justice pour les personnes handicapées. Un certain nombre d’entre nous avait eu la chance et le flair stratégique de travailler dans des espaces organisationnels où cette prise en charge collective est considérée comme le strict minimum. Des zones intimes du travail abolitionniste, où il est acceptable de reconnaître les signes d’un parcours du combattant, et de trouver des moyens de réduire les obstacles et de produire un soulagement. Où la justice curative et les féminismes noirs ancrent nos conversations, nos rêves, notre planification, notre production, et le bilan que nous faisons de notre démarche à la fin. Où il est acceptable de continuer à poser des questions : qu’est-ce qui fonctionne, et qu’est-ce qui ne marche pas? Comment naviguer dans la joie, et dans l’inconfort? Qu’avons-nous appris de cette expérience et que voulons-nous de plus? Quels sont les objectifs et les prochaines étapes, le cas échéant, qui peuvent en découler?

Un certain nombre d’entre nous avait eu la chance et le flair stratégique de travailler dans des espaces organisationnels où cette prise en charge collective est considérée comme le strict minimum. Des zones intimes du travail abolitionniste, où il est acceptable de reconnaître les signes d’un parcours du combattant, et de trouver des moyens de réduire les obstacles et de produire un soulagement. Où la justice curative et les féminismes noirs ancrent nos conversations, nos rêves, notre planification, notre production, et le bilan que nous faisons de notre démarche à la fin. Où il est acceptable de continuer à poser des questions : qu’est-ce qui fonctionne, et qu’est-ce qui ne marche pas?

Pendant plusieurs mois de ce projet, Mpoe Mogale nous a servi de guide dans les pratiques d’abolition somatique. Il s’agissait d’une expérience incroyablement déboussolante et vivifiante à la fois, à laquelle nous avons dû faire place parmi nos autres travaux – entretiens avec les artistes, ateliers libres, répétitions techniques et représentations publiques. Mpoe a offert des séances optionnelles au cours desquelles nous pouvions nous ancrer dans nos corps et être moins dans nos têtes, et nous a rappelé de faire des pauses et de respirer profondément. Comment nommer les traumatismes raciaux et utiliser les outils de guérison autochtones dont nous disposons déjà. Ensemble, nous avons regardé Somatic Abolition in Theatre, un film que Mpoe a créé avec Pam Tzeng et Alyssa Maturino. Cette vidéo présente une chorégraphie ancrée dans l’abolition somatique, accompagnée d’un entretien dans lequel elles discutent du livre de Resmaa Menakem, My Grandmother’s Hands: Racialized Trauma and the Pathway to Mending Our Hearts and Bodies. C’était épatant de constater de quelle façon différentes disciplines artistiques se frayaient un chemin à travers nos ateliers, nos conversations à table et d’autres moments spontanés. Le travail sur la respiration, la littérature, la musique et le mouvement ont eu sur nous un effet stabilisateur.

Lors de notre première retraite en Ontario, nous n’avions pas la pression de produire quoi que ce soit, de créer un artefact ou de repartir avec un plan concret. Le but de l’exercice était d’amorcer un processus, de faire plus ample connaissance. Partager des repas. Communiquer avec la terre et le lac. Imaginer ce qu’un vocabulaire commun pourrait signifier pour nous, en tant que groupe voué à la réflexion et à la création. Il allait y avoir des accalmies et des entre-deux. Des moments où nous nous engagions à nous reposer, à nous hydrater, à prendre l’air et à nous isoler. Et toujours l’effort concerté pour conclure et maintenir des accords communautaires. L’un des premiers ateliers nous a permis de déterminer et de partager les pratiques qui allaient maximiser et minimiser notre retraite. Nous avons consigné nos réponses sur des Post-it, puis sur de grandes feuilles de papier. Voici quelques-uns des facteurs de maximisation de notre expérience collective qui s’en sont dégagés :

  1. Se détacher des relations de pouvoir/des hiérarchies conventionnelles;
  2. Du respect et de la place à se mouvoir, etc.;
  3. Parler lentement;
  4. Faire des pauses et encourager les moments de solitude;
  5. Personnifier l’endroit où nous nous trouvons, ce que nous pouvons voir et ne pas voir;
  6. Donner du temps aux autres;
  7. Pratiquer l’abolition dans la façon dont nous nous traitons mutuellement – laisser place à l’erreur, à la croissance, à l’autocorrection;
  8. Faire montre de patience;
  9. Exprimer de la gratitude;
  10. Partager les limites;
  11. Respecter les pronoms;
  12. Être libre (c.-à-d. faire les choses soi-même);
  13. Être pleinement visible;
  14. S’orienter vers la justice pour les personnes handicapées;
  15. Ne pas présumer de l’expérience d’autrui;
  16. Gérer les conflits au fur et à mesure qu’ils se produisent;
  17. Faire montre de patience dans l’apprentissage de nouveaux noms;
  18. Prévoir un espace de prière;
  19. Laisser du temps pour les besoins corporels.

De même, nous avons communiqué verbalement et par écrit certains facteurs de nature à minimiser notre expérience de groupe, dont voici quelques exemples :

  1. Repousser les limites (dans le mauvais sens du terme, en niant nos besoins);
  2. Ne pas écouter/parler en même temps [que quelqu’un d’autre];
  3. Ne pas communiquer ses limites;
  4. Cultiver un esprit de compétition;
  5. Nourrir des attentes coloniales relativement au temps;
  6. Faire pression pour obtenir un certain type d’énergie (par ex. la joie).

Il fallait un certain aplomb pour travailler dans le cadre de Stages of Transformation et pour s’engager dans le projet de l’abolition. Nous avons entrepris de tenter quelque chose de nouveau. Écouter et apprendre des autres. Travailler et créer ensemble.

Dans un rôle complémentaire au mien, l’artiste handicapé·e bispirituel·le anishinabe Raven Davis a travaillé avec nous en tant que documentariste. Raven a utilisé ses compétences de photographe, d’artiste multimédia et d’activiste de longue date pour créer des archives de photos et de vidéos. Les rassemblements de notre cohorte seront ainsi commémorés par des mots, des images et des sons. Raven et moi avons échangé sur nos approches respectives et sur l’évolution de nos méthodes au fil du temps. Responsables de préserver la mémoire du groupe, on nous a demandé de faire partie intégrante du processus. Nous avons partagé nos histoires, nos activités et nos travaux en cours. Poèmes, images, installations, rires, ateliers somatiques, randonnées, kayak et autres activités de plein air. Je suis reconnaissante que notre présence ait été intégrée au processus de Stages of Transformation. On ne nous a pas demandé de faire preuve d’objectivité ou d’évaluer un travail « fini » au « terme » de ce projet. Le processus créatif qu’est l’abolition nous mobilisait entièrement. On pourra lire dans les paragraphes suivants quelques notes supplémentaires sur notre cohorte.

Ravyn Wngz – conteuse à la voix puissante et transcendante, activiste et artiste tanzanienne, bermudienne, mohawk, bispirituelle et queer – a profité de son séjour à Stages of Transformation pour mettre au point Signals, un spectacle entièrement nouveau sur le thème de la fuite vers la liberté. J’ai eu le privilège d’assister aux différentes étapes de cette œuvre en gestation. Lors de notre retraite en Ontario, Ravyn a chanté « Swing Low, Sweet Chariot » pour évoquer les rêves abolitionnistes des esclaves d’hier. Ravyn nous a rappelé que ses ancêtres utilisaient des chansons, les étoiles et des signaux (comme des lampes de porche allumées) pour trouver leur chemin au-delà de la ligne Mason-Dixon, vers une existence plus libre au Canada. Au fil des entretiens et des rencontres impromptues, j’ai également appris qu’elle élaborait la distribution et la chorégraphie de Signals en s’appuyant sur les orishas (esprits divins) comme principe d’organisation. Chaque interprète de la danse recevait les conseils d’un orisha spécifique, et adoptait la gestuelle caractéristique de cet orisha pour exécuter un mouvement émancipateur7.

Signals nous montre que la libération est ancrée dans la conscience spirituelle, la mémoire ancestrale et le mouvement incarné. Ravyn a interprété un extrait de Signals au festival Tremors en 2023. Un éclairage théâtral tout en touches rouges et orangées mettant en évidence le risque associé à la fuite. Les mouvements incisifs et les pas calculés de la chorégraphie rendaient avec clarté le sentiment de fugacité. Ils évoquaient aussi l’espoir de quelque chose de plus que le présent. Une audacieuse et persistante liberté. Ce solo tiré de Signals s’est conclu par une version remaniée, chantée a capella, de « Together Again » de Janet Jackson :

Éclaire-moi, éclaire-moi, oh! brille…
Partout où je vais, dans chaque sourire que je vois
Je sais que tu es là, qui me souris aussi
Dansant au clair de lune, je sais que tu es libre
Car la lumière de ton étoile descend jusqu’à moi

Les réactions du public ont permis de produire encore plus de beauté. À la fin de Signals, Ravyn Wngz a posé la question suivante à l’auditoire : quels sont les mouvements, les images ou les sons qui vous ont le plus marqué? Quels sont les mots qui vous restent à l’esprit? Avec ses collègues de lemonTree creations (Indrit Kasapi et Cole Alvis), Ravyn nous a demandé d’écrire nos impressions sur un tableau blanc à l’entrée du Progress Lab (l’espace de diffusion partagé du Rumble Theatre). Cette demande était l’un des nombreux éléments participatifs incorporés dans notre processus en tant que cohorte créative.

L’artiste Kris Vanessa Teo Xin-En (张欣恩) a profité de son passage à Stages of Transformation pour mettre au point une nouvelle présentation multimédia intitulée feel ur feels (CRINGE LIBERATION). Ayant pratiqué des méthodes théâtrales traditionnelles pendant des années, Kris souhaitait explorer un mode de création qui ne soit pas confiné aux normes de la représentation scénique. Pour feel ur feels, Kris a interrogé huit personnes plus ou moins proches d’elle sur leurs rêves, leurs routines, leurs plaisirs et leurs préférences les plus inavouables. Leurs réponses enregistrées, regroupées sous le titre Audio Pleasure Recipe8, ont été incluses dans une prestation scénique de Kris avec Kodie Rollan. Kodie, qui assure également la direction artistique du Chromatic Theatre, a aussi fourni un soutien à la dramaturgie pour le spectacle multimédia en gestation de Kris9. Agrémentée de projections d’images oniriques, d’airs nostalgiques et d’une pléthore de coussins de sol, feel ur feels visait à créer un environnement évocateur d’un salon douillet. Un endroit où l’on peut se détendre et parler du paysage compliqué et désordonné de ce qui fait qu’on est soi-même. Un espace où l’on peut être libre de ressentir ce qu’on veut, tout en laissant une certaine place à la responsabilité de proches et de compatriotes.

Il y a eu de nombreux points de contrôle avant la première mouture de cette prestation expérimentale. Le temps que j’ai passé avec Kris a été instructif et utile, car il m’a permis de connaître l’histoire de cette artiste sino-singapourienne, ses motivations et son processus créatif. Ce fut très éclairant de parcourir des pages et des pages de notes, d’esquisses et de rêves pour cette nouvelle pièce. Peu à peu, j’ai compris comment cette œuvre reflétait le monde dans lequel elle veut s’épanouir. Un rêve d’abolitionniste. Nos échanges sont allés d’entretiens officiels sur sa confiance en son intuition à des conversations sur la diaspora et la création d’un foyer à Mohkinstsis (Calgary). Il y a aussi eu des « intervalles » décontractés ponctués de rires. L’adoption de ce mode de travail nous a permis d’avancer à un rythme qui a facilité nos échanges, en établissant une confiance mutuelle et ce que j’ai ressenti comme un sentiment de sécurité.

Sobia Shaheen Shaikh, dramaturge féministe abolitionniste et universitaire, nous a confié l’élaboration de sa toute première production théâtrale : Braiding Peonies. Cette œuvre en gestation met en lumière une famille confrontée à la violence antimusulmane, au féminisme carcéral et à la suprématie blanche au Canada. Avec la perspicacité et le point de vue d’une personne adolescente trans racisée, Sobia montre comment une communauté musulmane modélise la justice transformatrice et s’oriente vers la guérison à travers différentes crises. Santiago Guzmán, conseiller à la dramaturgie et metteur en scène, et directeur artistique de TODOS Productions, a guidé Sobia tout au long du processus d’élaboration de la narration au moyen d’ateliers, dont certains auxquels nous avons participé. Nous avons vu Sobia transformer le germe d’une idée en un récit articulé à l’aide de conversations, de danse interprétative et de lectures de scénarios avec l’ensemble de la distribution.

Entre nos rencontres, Sobia a fait une retraite d’écriture en solo pour affiner sa vision, se livrer à des expériences sur le langage et intégrer nos commentaires. Par moments, elle et moi avons aussi parlé de la magie et des frustrations de l’écriture créative. Est-il possible d’illustrer la gravité de la violence à l’égard des personnes musulmanes, trans et noires sans reproduire le mal? Quel langage la distribution peut-elle utiliser, et brouiller, pour révéler les profondeurs de la logique carcérale? Et quelles images peuvent être déployées pour illustrer l’arc de la justice transformatrice? Il est difficile de créer des œuvres qui s’engagent à respecter les principes de l’abolition tout en naviguant dans les égarements du langage et des structures punitives de la vie courante. Braiding Peonies fait la démonstration du courage, de la créativité et du travail de collaboration nécessaires à la justice transformatrice.

Sous le nom de scène de Cece A. Blossom, l’artiste tłı̨chǫ déné indigiqueer (« queer-autochtone ») Keira Ash a présenté un spectacle burlesque flamboyant et divertissant intitulé Transformation. Cette prestation scénique nous a montré ce que signifie émerger en toute liberté et s’extasier de son propre corps. Embrasser l’amour et courir vers le plaisir. Lors de mon entretien avec Keira à Skwacháys Lodge, à Vancouver, j’ai également appris que ce spectacle visait à se débarrasser du poids de la honte et de l’enfermement religieux. Keira s’est jointe à nous depuis Victoria, en Colombie-Britannique, un territoire géré par le peuple lək̓ʷəŋən. Originaire de Somba K’e, Denendeh (Yellowknife, T.N.-O.), l’artiste voulait que nous soyons témoins en temps réel de l’irrésistibilité de l’abolition somatique dans un corps autochtone. Pour créer cet ardent exemple de justice curative, Keira a bénéficié du mentorat de la bâtisseuse communautaire et artiste burlesque autochtone Cherry Cheeks, du soutien de l’artiste multidisciplinaire tutchone du Sud, tlingite et crie Miki Wolf, et de l’aide du Gwaandak Theatre, une compagnie théâtrale autochtone basée au Yukon.

En collaboration avec Raven John pour la scénographie, Keira a également créé quelque chose de sulfureux pour compléter son ensemble burlesque. Des corbeaux en papier mâché ont surgi d’en haut, chacun d’eux brillant d’une chaude lumière violette. Au rythme d’une sélection musicale punk rock, Cece a joué avec son costume, s’est pavanée, a dansé et s’est adressée directement à nous (le public) : « Le burlesque est une forme d’art qui contient intrinsèquement des éléments d’abolition et de liberté. Comme toujours, le consentement est obligatoire… Les yahoos, les cris et les youyous de plaisir sont toujours les bienvenus10… » Cette prestation est un « acte de trans-corbeau » autoproclamé, car elle met l’accent sur la connaissance et la création autochtones avec une appréciation du plaisir incarné. Je me souviens que Keira nous a dit que « le contraire de la honte n’est pas la fierté, c’est la liberté ». Je suis reconnaissante d’avoir eu l’occasion de voir Cece A. Blossom danser une histoire conçue par Keira Ash. Son courage est contagieux.

Pour terminer, je me pencherai sur une dernière pièce à laquelle j’ai participé dans le cadre du festival Tremors (Vancouver, 2023). Comme les œuvres susmentionnées, elle place astucieusement l’abolition, la responsabilité et le châtiment au centre de la prestation scénique.

C’est ici qu’intervient Raven John, la Trickster bispirituelle et activiste d’origine salish du littoral et de la Nation Stó:lō, qui a présenté une prestation intitulée On Native Land avec la participation du Rumble Theatre, ainsi que le soutien de Jamie King (conseillère à la dramaturgie et metteuse en scène) et d’Aidan Hammond (soutien émotionnel). La prestation participative de Raven comprenait un atelier de gravure qui tenait à la fois du mémoire, de la commémoration et du manifeste. À l’histoire orale de l’artiste se mêlait son rapport au travail et au handicap. Raven a invité les membres du public à cocréer des gravures (encre tamponnée sur papier) illustrant les préjudices causés par les pensionnats : « Je voulais vraiment faire quelque chose que l’on puisse emporter avec soi. Hum, ça irait beaucoup plus vite si j’avais de l’aide11. »

Nous avons réalisé ces gravures pendant que Raven s’asseyait sur le côté et lisait son histoire à haute voix. Ses mots ressemblaient à une lettre personnelle, quelque chose de profond et de précieux auquel on m’avait donné accès. Au début, je ne savais pas vraiment à quoi devaient servir les gravures; j’essayais de rassembler les instructions de Raven et cette collection de récits partagés à la première personne. Il y avait de l’encre noire partout. C’était agréable de mettre mes mains sur cette substance collante et de la faire rouler sur le tampon et le papier; de faire quelque chose avec d’autres; d’être guidée et d’acquérir une certaine mémoire musculaire. À côté de cette satisfaction, toutefois, il y avait le dégoût et la terreur co-constitutifs de l’histoire orale. On Native Land met en lumière les abus, les tortures et les tests médicaux pratiqués dans les pensionnats autochtones.

Dans On Native Land, Raven raconte comment l’Église et l’État canadien ont affamé des enfants autochtones au nom d’une « étude scientifique ». Un survivant a raconté qu’on leur donnait des « flocons d’avoine infestés de larves » pour voir combien de temps les enfants pouvaient survivre avec une mauvaise alimentation. Surtout, le récit de Raven sur les pensionnats s’est révélé éminemment personnel et spécifique : il se déroule au pensionnat St. Mary’s – que des membres de la famille de l’artiste ont fréquenté. Endossant pleinement le rôle du Trickster (filou, farceur), Raven a aussi saupoudré sa prestation d’humour noir :

« Nous sommes ici, euh, colonialement documentés ici, depuis plus de 14 000 ans. C’est assez incroyable. Surtout quand on pense que nous trouvons vieilles les pyramides, alors que celles que nous connaissons n’ont généralement que quatre ou cinq mille ans. Nous croyons que les téléphones à clapet sont vieux. Et c’est seulement… ils ont été inventés en 1996! C’était la dernière année où les pensionnats étaient ouverts12. »

Assise dans ce théâtre de « boîte noire » à Vancouver, j’ai pensé à ces expériences coloniales comme à quelque chose qui mettait encore plus en évidence notre combat commun. Je me suis souvenue des campagnes de stérilisation menées à Puerto Rico par les États-Unis et de leur occupation d’Haïti, des amputations et des prélèvements d’organes dans les camps d’internement japonais, et des études sur la syphilis qui ont été menées sur des personnes noires à Tuskegee. En tant qu’historienne de l’art intéressée par les pratiques d’exposition, je n’ai pu m’empêcher de penser à la Vénus noire, Sarah Baartman, dont les restes ont été conservés et exposés au musée anthropologique français, le Musée de l’Homme. Dans tous ces cas, des personnes de couleur, de tous âges, ont été utilisées pour des expériences inhumaines. En parlant d’abolition, Raven nous a demandé de faire notre part pour commémorer la culture autochtone et protéger la vie autochtone. J’ai quitté On Native Land avec quelques gravures et de l’encre sur les mains. Ces deux éléments étaient des rappels d’un grief partagé, de la nécessité de rendre des comptes et d’un appel clair à la rétribution dans le sillage du colonialisme.

C’est un mauvais calcul que de penser que le travail abolitionniste peut se limiter à un seul spectacle ou à un projet unique. L’abolition est un engagement à une praxis. Un appel à l’action collective et un travail que nous pouvons accomplir en commun. C’est un réseau qui alimente la responsabilité. Et un espace où les rêves continuent à être nourris, jusqu’à la victoire. Supposer qu’on peut précipiter le travail créatif est aussi une erreur de calcul. Stages of Transformation est un modèle d’action collective prudente dans le domaine des arts du spectacle. Il s’agit également d’un prototype pour les projets organisés qui souhaitent mettre en œuvre les principes abolitionnistes.

Stages of Transformation est un modèle d’action collective prudente dans le domaine des arts du spectacle. Il s’agit également d’un prototype pour les projets organisés qui souhaitent mettre en œuvre les principes abolitionnistes.

Notre groupe s’est engagé dans un processus, plutôt que de se consacrer à un produit et de se concentrer dessus. L’adaptabilité, la justice pour les personnes handicapées et les soins éthiques (et non carcéraux) étaient les ingrédients pour se sentir aussi bien et libre que possible, maintenant et de plus en plus souvent. Nous avons veillé à ne pas sous-estimer le temps et le travail nécessaires pour penser de manière critique et créer de manière éthique. Nous avons aussi cherché à concevoir une praxis du théâtre et de la prestation scénique qui encourage la responsabilité. Quand nous avons échoué, nous avons procédé à des ajustements. Nous nous sommes accordé l’espace requis pour gagner la confiance. Stages of Transformation a compris qu’il faut du temps pour construire les relations d’un groupe et les retravailler si nécessaire. Nous avons besoin de plus d’occasions comme celle-ci pour expérimenter et affûter nos outils, sur le plan éthique… et, pour reprendre les mots de Sobia Shaheen Shaikh, nous avons besoin d’un « temps de convalescence ». Ces retraites et ateliers soigneusement préparés nous permettent de nous concentrer sur le processus, tout en articulant de manière créative des futurs éclatants de vie.

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Notes de bas de page

  1. Belcourt, Billy-Ray. A Minor Chorus: A Novel. First edition. New York, NY: W.W. Norton & Company, Inc., 2022 (traduit de l’anglais).
  2. Ce rassemblement a donné naissance à un rapport de 40 pages rédigé par Makram Ayache et Mariló Núñez. Le document est disponible sur le site Web de Stages of Transformation.
  3. Correspondance de la commissaire et productrice Nikki Shaffeelluah et de la commissaire associée Mpoe Mogale. 2 septembre 2022 (traduit de l’anglais).
  4. Conversation de l’autrice avec Nikki Shaffeeullah, commissaire et productrice de Stages of Transformation (traduit de l’anglais).
  5. Fricker, Karen. “Going Inside: The New-Old Practice of Embedded Criticism.” Canadian theatre review 168 (2016): 48 (traduit de l’anglais).
  6. Fricker, Karen. “Going Inside: The New-Old Practice of Embedded Criticism.” Canadian theatre review 168 (2016): 46 (traduit de l’anglais).
  7. Le projet a bénéficié de la collaboration des personnes suivantes : Abi Cudjoe, Rodney Diverlus, Dedra McDermott, Nickeshia Garrick, Jaz Adina Simone et Mandela Lopez.
  8. Audio Pleasure Recipe regroupe les voix de Keshia Cheesman, Filsan Dualeh, Bianca Guimarães de Manuel, Liz Hannay, Bianca Miranda, Mpoe Mogale, Isabelle Sinclair et Kiana Wu.
  9. Pam Tzeng a œuvré comme consultante et créatrice du mouvement. Tori Morrison a offert une consultation sur la conception des projections. Thomas Geddes a donné des conseils en matière de conception sonore.
  10. Cece A. Blossom (Keira Ash) dans Transformation, une prestation présentée au Rumble Theatre dans le cadre du festival Tremors le 26 mai 2023 (traduit de l’anglais).
  11. Raven John dans On Native Land, une prestation présentée au Rumble Theatre dans le cadre du festival Tremors le 25 mai 2023 (traduit de l’anglais).
  12. Raven John dans On Native Land, une prestation présentée au Rumble Theatre dans le cadre du festival Tremors le 25 mai 2023 (traduit de l’anglais).