Le théâtre comme moyen de guérison pour les ex-détenues

Amina Mohamed, artiste et travailleuse communautaire, s’est assise avec les artistes Charlene Chapman, April Labine et Laverne Malcolm pour réfléchir au rôle que l’art peut jouer comme moyen de guérison pour les femmes ayant vécu l’incarcération. Elles évoquent leur expérience commune de travail sur la pièce originale du Confluence Arts Collective, The Countess and Me, et discutent de ce que les prisons sont, ne sont pas et pourraient être, selon elles.

Je m’appelle Amina Mohamed et je suis membre du Confluence Arts Collective, ainsi que coordinatrice de la communauté des femmes à PASAN, une organisation qui offre des services d’éducation, de défense et de gestion de cas aux personnes incarcérées et anciennement incarcérées vivant avec le VIH/sida. J’ai également une expérience vécue de l’incarcération dans ma famille et dans ma communauté : je suis une femme somalienne vivant à Toronto, où notre communauté est excessivement policée et incarcérée. Mon frère cadet est actuellement incarcéré et purge une peine de prison à vie. Le travail que je fais dans la communauté est au cœur de ma propre existence. 

Je suis une artiste avec une pratique variée – j’œuvre comme DJ, organisatrice d’espaces communautaires queer, et j’ai une longue histoire de participation à des projets de théâtre, de cinéma et d’arts communautaires en tant qu’écrivaine, interprète et animatrice. Le Confluence Arts Collective a été fondé en 2017 par un groupe d’artistes qui se distinguaient par leur engagement communautaire en Ontario, et je l’ai rejoint en tant qu’artiste-animatrice peu après. Voici un aperçu de la façon dont nous nous décrivons :

Le Confluence Arts Collective s’est assemblé autour d’un engagement commun pour la dignité, l’humanité et la justice en faveur des personnes qui vivent ou ont vécu l’incarcération. À l’aide de processus artistiques, Confluence s’efforce de créer des moments de convergence communautaire, d’autodétermination et d’expression personnelle pour les personnes criminalisées. Nous reconnaissons que les personnes criminalisées sont, de manière disproportionnée, des personnes qui vivent dans la pauvreté, des Autochtones, des personnes racialisées, des homosexuel·les, des personnes transgenres, des femmes et des victimes de crimes. Notre objectif est d’ouvrir des espaces humanisants pour explorer et exprimer ce que nous sommes en dehors et à cause des condamnations pénales, des marginalisations sociales et des situations d’incarcération.

Je me suis jointe à Confluence à l’époque où mon frère a été incarcéré. Confluence a été ma première expérience de collaboration artistique avec des personnes incarcérées, et cette démarche artistique a servi de base au travail communautaire que je fais dans mon emploi actuel. 

Grâce à mon poste à PASAN, j’ai pu inviter Confluence à diriger un programme de théâtre pour notre communauté. Quinze femmes ayant vécu une expérience d’incarcération se sont réunies pour faire du théâtre. Le projet inaugural de Confluence/PASAN comprenait une collaboration avec lemonTree creations et leur production de Lilies; or, The Revival of a Romantic Drama (adaptation anglaise de Les feluettes de Michel Marc Bouchard, une coproduction avec le Why Not Theatre et le Buddies in Bad Times Theatre). Dans le cadre de ce projet, nous avons développé The Countess and Me, une pièce de théâtre originale créée par les femmes de PASAN en réponse aux thèmes de la justice et de l’assistance que soulève Lilies, et basée sur les propres histoires des participantes. La pièce a été présentée au Buddies in Bad Times Theatre en mai 2019. 

Pour cet article, je me suis assise avec trois artistes ayant pris part à The Countess and Me – Charlene Chapman, April Labine et Laverne Malcolm – pour réfléchir au pouvoir du théâtre et de l’art, aux expériences vécues par les femmes criminalisées et à la façon dont ce projet nous accompagne aujourd’hui. Trois membres bien-aimées de notre communauté qui ont participé à la création et à la représentation de The Countess and Me sont décédées depuis : Brandi Nashkewa, Mona Farmer, and Marcia Riseborough. Nous leur rendons hommage et nous évoquons leur souvenir dans ces réflexions. 

Comme abolitionnistes, nous croyons que l’art peut être un vecteur de changement social, et qu’il peut aider les personnes et les communautés à guérir. C’est un des plus beaux aspects de Confluence à mes yeux. 

Amina : Pouvez-vous nous parler un peu de vous? 

April : Je suis une intervenante en réduction des méfaits et une travailleuse communautaire. J’ai travaillé chez Fred Victor, Unison Health et St. Stephens. Je suis une militante. Je parle de l’itinérance, de la santé mentale, de la toxicomanie et des femmes victimes de violence, à la faveur d’événements comme Reclaim the Streets (« reprenons possession de la rue ») et Take Back the Night (« la rue, la nuit, femmes sans peur »). Je suis une ancienne toxicomane et j’ai vécu l’expérience de l’itinérance, de la toxicomanie, de la violence et des problèmes de santé mentale. 

Laverne : Je vis à Toronto depuis 2001, et je suis cliente de PASAN depuis 2012. Je travaille en réduction des risques liés au VIH/sida dans le cadre de la Stratégie ontarienne de lutte contre le VIH et le sida à l’intention des Autochtones. J’ai connu la prison, il y a longtemps. Je suis une ancienne toxicomane. Les défis auxquels je suis confrontée maintenant sont liés à l’alcoolisme, mais j’ai réussi à m’en éloigner, en quelque sorte, et j’en suis très fière. J’ai quatre enfants, six petits-enfants, et je suis originaire de la Première Nation Ebb and Flow du Manitoba. 

Charlene : Je viens du nord de Fort St. James. Je suis une femme autochtone. En art, mon mode d’expression préféré est le perlage. J’ai quatre enfants de dix à quinze ans, bientôt seize. Mon nom spirituel est Red Bear (« Ourse Rouge »). 

Amina : Je sais que la création et l’interprétation de The Countess and Me marquait, pour chacune de vous, une première incursion dans le monde du théâtre, mais quelle a été votre relation à l’art, de façon plus générale? 

Laverne : Ma pratique artistique est tactile en majeure partie. Je fais beaucoup de perlage, je fabrique des capteurs de rêves, des jupes à rubans. Les activités manuelles m’aident à guérir. Cela contribue à calmer mon moi intérieur, je peux penser à beaucoup de choses quand je fais ce que je fais – c’est comme une thérapie de travailler avec ses mains. 

April : J’adore écrire. J’adore les arts visuels. J’ai été maltraitée et j’ai beaucoup d’ombres à terrasser, beaucoup de colère en moi. Mon rapport à l’art a quelque chose de thérapeutique. Il a guéri bon nombre de mes plaies ouvertes. Il me donne la possibilité de m’exprimer. J’aime m’y consacrer, cela me détend, c’est très apaisant. Je ne me sens plus accablée quand je m’exprime par l’art. 

Charlene : Je fais beaucoup de perlage, je pratique de nombreuses formes d’art autochtones. Je vais essayer de me lancer dans la fabrication de mocassins – je n’avais pas la patience avant, mais je crois que je l’ai maintenant! Je fais trop de pièces de perlage chaque semaine, je n’ai pas assez de doigts et d’orteils pour les compter. 

Laverne : Elle est toujours en ligne, à faire du perlage! 

Amina : Oh! oui, sur Facebook Live! 

Charlene : Je ne dis pas un mot. Je m’assois juste là et je perle. Maintenant, je fabrique des boucles d’oreilles parce que les pow-wow arrivent bientôt. Mes mains sont endolories à force de faire des boucles d’oreilles! 

Amina : Quelle était votre relation avec l’art quand vous étiez incarcérées? 

April : J’ai beaucoup pratiqué l’art quand j’étais en prison. Des arts autochtones comme la peinture, le dessin, le perlage, les capteurs de rêves et même les coiffes. J’ai de nombreux talents artistiques dans différents domaines. L’art abstrait est ce que je préfère, parce que chaque pièce est unique. C’est l’original. Quelqu’un pourrait essayer de copier votre création, mais ce ne serait pas pareil : elle vient directement de votre âme. Quand j’étais en prison, l’art m’a débarrassée d’une bonne partie de ma colère. Je suis restée longtemps en prison, j’avais donc beaucoup de temps libre. Je devais en tirer le meilleur parti. Au lieu de faire des écarts de conduite, je sortais les crayons, la peinture ou le fusain et je remplissais ma cellule d’œuvres d’art, de celles qui me tenaient le plus à cœur et qui faisaient ressortir le meilleur de moi-même Je les affichais sur les murs de ma cellule en les fixant avec du dentifrice. J’ai tiré le meilleur parti d’une mauvaise situation. J’ai également réussi à vendre certaines de mes œuvres au fil des ans et à participer à des concours. 

Laverne : Tu me rappelles des souvenirs. Savez-vous ce que j’avais l’habitude de faire? Les travailleuses sociales avaient ces images, des photos de femmes faisant des choses comme sniffer de la cocaïne, boire une bière. Je prenais une feuille de papier et je décalquais l’image, puis je la coloriais. Je reproduisais toute la scène sur le papier. J’écrivais ensuite le début d’une phrase – « Je suis… » – après quoi je roulais le papier et le passais à quelqu’un, par exemple à la personne qui était préposée à la cantine. Et puis, elle terminait la phrase. On faisait passer la feuille de cellule en cellule, et on en faisait un grand blogue. À la fin de la journée, nous lisions le résultat. C’était juste un truc qu’on faisait, c’était toujours si drôle! Ça nous attirait parfois des ennuis. Mais c’était de l’art! On adorait ça. C’était mon art. 

Charlene : Je pratiquais un peu les arts quand j’étais en-dedans. C’était toujours ce que j’avais de mieux à faire. Je m’asseyais avec du papier et un crayon et je réalisais des croquis. Ça m’aidait à éviter les ennuis. Je ne voulais pas m’attirer des problèmes, au risque de passer plus de temps en-dedans. Alors, je restais seule dans mon coin et je dessinais beaucoup. 

Amina : Quel a été, pour vous, l’aspect le plus marquant de The Countess and Me

April : C’était de faire la connaissance des autres femmes, de nouer des relations à travers le théâtre. Après le spectacle, nous avons perdu de bonnes amies, Mona et Brandi. Leur décès a été difficile à vivre, mais j’ai réussi à surmonter ce deuil, et j’ai dédié les autres projets artistiques que nous avons réalisés à Brandi et Mona. 

Laverne : Je pense que ça a été d’apprendre à faire de la poésie. Aussi simple que ça. C’est vraiment intéressant de voir comment on peut mettre des mots ensemble et en faire quelque chose de beau. Ma poésie évoquait comment… je suis là sans y être. C’est comme ça que je le vois. 

Charlene : Le projet était amusant, ça a été agréable de travailler avec d’autres femmes. Pour moi, il s’agissait d’apprendre à construire mon moi intérieur afin de pouvoir travailler avec les autres. C’était un projet formidable. À la fin, plus que des amies, nous sommes devenues une famille. Nous étions comme des sœurs, des tantes. C’était quelque chose de nouveau pour moi. Je n’avais jamais fait de théâtre auparavant. Le meilleur moment a été de monter sur scène et de jouer notre pièce. C’était un grand pas à franchir. 

April : C’était génial de pouvoir jouer au Buddies in Bad Times Theatre. J’ai vraiment apprécié l’expérience de participer à ce spectacle. Il m’a orientée dans la bonne direction pour m’aider à maintenir ma sobriété. Il a influencé d’autres aspects de ma vie en m’amenant à prendre de meilleures décisions, et j’ai pu poursuivre mon parcours sur un bon pied. 

Amina : Oui, c’était le premier projet que je faisais avec vous toutes, et j’ai senti que ça m’avait permis de me rapprocher de vous. Nous avons vécu deux semaines complètement folles avant la présentation du spectacle! Et oui, nous avons eu de lourdes pertes à déplorer. Nous avons toutes eu l’occasion de passer du temps avec Mona et Brandi grâce à ce projet, et j’en suis très reconnaissante. 

April : Le projet théâtral a eu une influence énorme sur ma vie, et m’a permis d’avancer vers une nouvelle étape de mon parcours. Il m’a donné l’occasion de m’exprimer d’une manière accessible à moi seule : à travers mes yeux. 

Amina : Comment était-ce de monter sur scène et de jouer devant un public? 

Laverne : C’était en fait très excitant. J’ai aimé le fait que nous faisions quelque chose de positif, en faisant montre de nos habiletés. Ça m’a vraiment plu. J’avais peur, j’étais nerveuse, j’étais excitée. Tout était très flamboyant et agréable. J’ai apprécié l’expérience. 

April : J’étais face à l’inconnu mais j’en ai fait une force. Je suis là, je fais quelque chose de positif, et j’ai un public qui peut m’entendre exprimer mes sentiments à travers l’art, à travers cette pièce. Nous avons eu la chance de nous exprimer dans un cadre défini, où nous pouvions vraiment apprécier ce que nous faisions. Le simple fait de pouvoir compter sur l’écoute de ce public m’a rendue tellement heureuse. Des larmes de joie, sans aucun doute. 

Charlene : C’était un peu effrayant mais amusant. Je le referais sans hésiter! 

April : Et regarder cette autre pièce, Lilies, c’était une histoire vraiment énorme aussi. Elle pouvait parler à beaucoup d’entre nous qui étions dans le programme de théâtre : ce que c’est que d’être piégé, d’être pris dans une relation. C’était comme un reflet dans un miroir. 

Laverne : Ils étaient très bons en fait, d’excellents interprètes. Et nous nous en sommes bien tirées aussi! 

Amina : Nous parlons souvent des nombreuses idées fausses qui circulent sur les femmes criminalisées. Quel aspect de la réalité des femmes criminalisées est le plus incompris? 

April : Les gens ne comprennent pas la pauvreté dans laquelle nous vivons et ce qui nous pousse à adopter un comportement criminel – les mauvais traitements subis tout au long de notre vie, la maladie mentale, la toxicomanie, l’itinérance, toutes ces choses qui s’additionnent et qui font de nous les femmes que nous sommes. Nous subissons la souffrance et parfois, nous voulons la rendre, nous faisons de mauvais choix. Mais le système tend à oublier que nous sommes toutes humaines. Vous nous jugez mal, vous nous catégorisez, vous nous enfermez dans des stéréotypes. Il y a tellement d’artistes dans le système carcéral. De grands talents qui restent à découvrir. Nous n’avions jamais l’occasion de montrer à quiconque ce que nous avions à donner, ce que nous portions dans nos cœurs. Mais voyez où j’en suis, à présent, je suis un bon exemple. Je suis intervenante en réduction des méfaits, je travaille dans un centre d’injection supervisée auprès d’autres toxicomanes – ce que j’ai été toute ma vie. Maintenant, j’ai l’occasion de rendre à la communauté ce qu’elle m’a donné. Il faut que les gens voient ça. Ce n’est pas parce que nous avons suivi ces trajectoires que vous pouvez nous regarder de haut. Nous avons des voix, et elles doivent être entendues. 

Laverne : Quand j’ai été incarcérée pour la première fois, beaucoup de choses ont été difficiles. Le fait d’être criminalisée, d’être une toxicomane, d’avoir toutes ces étiquettes sur soi, d’avoir le VIH aussi : j’ai passé un mauvais quart d’heure. On ne savait pas très bien dans quelle case me ranger, parce que je faisais partie du cercle autochtone et je pratiquais également ma religion musulmane. Il y avait beaucoup de règles. Je me tenais occupée. Je n’ai jamais vécu une situation aussi insupportable de toute ma vie qu’au cours des onze mois que j’ai passés là-bas. La dernière chose qu’un agent correctionnel m’a dit, c’est « oh, tu vas revenir ». J’ai répondu : « Je ne reviendrai jamais. » Il y a des stéréotypes qui circulent dans la société : vous êtes une criminelle, vous êtes une alcoolique, vous êtes une droguée, vous êtes sans abri, vous n’êtes personne, vous n’êtes pas belle, vous n’avez aucune chance – tout ça vous colle à la peau. Oui, j’ai été une criminelle, une toxicomane, mais ça ne vous donne pas le droit de m’étiqueter. 

Charlene : C’est dû en grande partie à l’incompréhension. On t’étiquette dès que tu sors de prison. Les gens croient que tu es une mauvaise personne, que tu vas toujours entrer et sortir de prison, que tu ne trouveras jamais de travail. On entend ce genre de choses et, une fois sur deux, il arrive ce qui arrive. Mais il y a aussi des femmes qui balaient ces sottises du revers de la main, qui refusent de les entendre. Elles sortent et font ce qu’elles ont à faire : trouver du travail, s’instruire. C’est comme ça que ça se passe pour moi. 

Amina : Comment l’art vous a-t-il aidées à guérir? 

April : Il m’a plongée au cœur de mes zones les plus sombres, des choses que j’avais cachées – non pas cachées, mais enfouies, que je ne voulais pas affronter, que j’effaçais de ma conscience. À présent, l’art permet à mon esprit de prendre son envol. Il m’aide à prendre de meilleures décisions, désormais. En même temps, je suis enfin libérée de tout ce que je dissimulais avec soin. Je n’ai plus rien à regretter dans la vie. Tout ce que j’ai fait avait un but. L’art m’a permis d’aller de l’avant. 

Laverne : J’écris beaucoup. Je tiens un journal avec assiduité. J’en ai 25 cahiers que je conserve précieusement. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels je pourrais écrire. Je deviendrais journaliste si je le pouvais! L’art me permet d’être mesurée. Quel que soit son contenu, il m’aide à trouver mon équilibre. L’art est pour moi comme une thérapie, effectivement. Et quand je n’en fais pas, je suis une mauvaise fille, comme tout le monde. 

April : Et c’est correct. 

Laverne : C’est bien aussi, d’être comme ça. 

Charlene : L’art a contribué à ma guérison en m’aidant à rester concentrée sur autre chose que les épreuves que je traverse. Il m’aide aussi à aller de l’avant – si je suis seule, je fais de l’art. Et si je ne le suis pas, si je suis entourée de ma communauté, de ma famille et de mes amis, nous pouvons guérir ensemble. 

Amina : Pouvez-vous imaginer un monde sans prison? 

April : Ce serait un rêve, pas vrai? Dans l’état actuel des choses, non. Je ne peux pas. Nous avons besoin de réhabilitation plus que tout. Il nous faut des plans pour toutes les personnes qui sortent du système. Pour ne pas reproduire la porte tournante. C’est un système – on en sort et ensuite on y revient encore et encore, et ça n’a pas de fin. Le système carcéral m’a pris 35 ans de ma vie. Peu importe ce que je faisais, je sortais toujours avec une pipe à crack dans la bouche ou une seringue dans le bras. Et bien sûr, la prostitution, le crime, ça continue à débouler. Cette saloperie ne va pas changer à moins que nous n’apportions nous-mêmes des changements. Parfois, je me dis que ce serait bien s’il n’y avait pas de prisons. Mais, sais-tu, il y a des fois où la prison te sauve la vie. Tu aurais pu te retrouver à la morgue la semaine suivante, mais tu as plutôt été arrêtée. 

Laverne : Quelquefois, de temps à autre, quand mon existence est chaotique, je me dis que si j’étais en prison, ce serait plus calme. 

Charlene : Il faudrait plus de programmes et d’initiatives à l’intérieur des prisons pour aider les personnes incarcérées à mettre leur vie sur les rails, au lieu de mener cette existence encore et encore, en prison et hors de prison. 

Amina : On souhaite, me semble-t-il, qu’une prison soit un endroit où l’on peut se réhabiliter et retourner ensuite dans la société. De mon point de vue, et d’après ce que vous dites, les prisons n’y parviennent pas. Par quoi pourrait-on les remplacer? 

April : La réhabilitation – les prisons n’y parviennent pas du tout. Même pas un peu. Certains des programmes qu’elles offrent – Substances 1, Substances 2, Gestion de la colère, Psychologie, toute cette pourriture qu’on vous jette à la tête, ça ne vaut rien. L’atelier de gestion de la colère m’a mise tellement en colère! La dame qui l’animait nous prenait pour des gamines. « Coloriez la lumière en rouge, jaune, vert. » On est où, là, dans une série télé pour enfants d’âge préscolaire? Je suis une femme adulte. Vous insultez mon intelligence. Je connais les choix que j’ai faits dans ma vie. Je sais distinguer le bien du mal. Certains programmes en prison te dégradent en tant que femme, te font te sentir mal dans ta peau. Tu as de moins en moins d’estime de toi, jusqu’à ce qu’ils te tassent dans un coin. Je n’ai pas laissé le système me subjuguer de cette façon. J’ai obtenu mon diplôme. J’ai fait beaucoup de progrès. Je crois sincèrement que si le système actuel permet une réhabilitation, c’est parce qu’elle vient de la personne elle-même. 

Laverne : Quand j’étais là-bas, j’ai trouvé que c’était une blague. Ils disent toujours qu’ils veulent te réhabiliter. Mais, vous ouvrez ma porte, vous fermez ma porte, vous éteignez la lumière, vous allumez la lumière. Vous faites tout pour moi, alors, en quoi suis-je « réhabilitée »? Si je frappe à la porte, allez-vous l’ouvrir? Non. Et je ne peux pas l’ouvrir moi-même parce qu’elle est verrouillée. C’est une blague, quand ils disent qu’ils essaient de te réhabiliter. Je n’avais aucune liberté en prison, rien du tout. Ils t’infligent tous ces programmes en prison, et où est-ce que ça te mène, quand tu sors? 

April : Au même endroit où tout a commencé pour toi. 

Laverne : Exactement. J’étais revenue à mon point de départ : nulle part. J’ai dû tout recommencer. Parce que ces documents du programme de la prison, ils ne vont pas t’accompagner. Ce n’est « pas important » parce que tu l’as fait en prison, ce n’est pas reconnu comme étant quelque chose de bien. Ça ne va t’aider en rien quand tu sortiras. C’est une sinistre farce, la prison. 

Amina : Que pensez-vous que les prisons devraient faire pour les gens? 

April : Je pense que dans le meilleur des cas, les prisons devraient aider les personnes qui veulent être aidées. Ne forcer personne. Ne pas imposer les programmes en disant qu’ils sont obligatoires pour pouvoir obtenir une libération conditionnelle. C’est la seule raison pour laquelle on les prend, parce qu’on y est obligé si on veut sortir. J’ai fait ce qu’il fallait pour aller de l’avant. 

Laverne : Je ne sais pas si quoi que ce soit peut changer dans le fait d’aller en prison. Ils ont cette mentalité, à notre arrivée, nous sommes toutes pareilles à leurs yeux. « Devons-nous t’aider? Pourquoi faire? Tu vas juste y retourner et refaire la même chose. » Quand je suis entrée, ils se fichaient complètement de moi, de mon mode de vie, de savoir si j’étais séropositive, de quel type de médicament j’avais besoin. La prison est ridicule. J’y ai connu une femme qui avait été condamnée parce qu’elle avait volé une cuisse de poulet à l’épicerie. 

April : Merde alors! 

Laverne : Elle cherchait seulement à nourrir sa famille. Pouvez-vous le croire? Elle avait écopé de cinq mois pour ça. 

Amina : Je pense que bien des gens sont incarcérés pour… 

Laverne : Aucune raison! 

Amina : Exact. Ce sont des choses qui pourraient être résolues au sein de la société. Le problème, c’est la pauvreté. 

Laverne : Tu sais quand tu as faim, et tu dois voler quelque chose pour manger? Je l’ai fait. Je n’en suis pas fière, mais j’avais faim. 

April : Je pense qu’une retraite serait une bonne chose pour remplacer la prison. Une retraite sur la survie. Ce serait génial pour les personnes qui, autrement, devraient aller dans les prisons provinciales. Une retraite sur la façon de vaincre beaucoup de ses pires peurs, de grandir, de se trouver soi-même. 

Charlene : Je remplacerais la prison par l’école. Finir l’école, obtenir mon diplôme de formation générale, essayer d’entrer au collège et à l’université. 

April : La thérapie est une bonne chose, jusqu’à un certain point. Ça peut aussi mener à une impasse. Disons que tu as passé une mauvaise journée en thérapie, et que de mauvaises choses ont ressorti pendant la séance. Tu pourrais sortir et te venger. Il faut être prêt et disposé à affronter ces démons. Pour moi, les espaces d’art comme thérapie, la thérapie par l’art, c’est phénoménal. Cela m’a débarrassée de tous ces démons intérieurs qui voulaient faire du mal aux autres dans la communauté. L’art m’a permis de percevoir la vie différemment, de mettre ma colère et ma créativité au service de quelque chose de positif. Je suis capable de partager cela avec la communauté, à présent. 

Amina : Je tiens à vous remercier toutes les trois pour votre partage, vos récits et votre participation. Ma dernière question est la suivante : quel est votre souhait pour le monde de demain? 

April : J’espère que les toxicomanes, les sans-abri et les personnes souffrant de maladies mentales trouveront la lumière au bout du tunnel. J’espère que ces personnes parviendront à se trouver elles-mêmes et à comprendre qu’elles ont la capacité de conquérir tout ce qu’elles veulent. Le changement est possible. Peu importe le nombre d’erreurs que vous faites, le nombre de pas en avant ou en arrière que vous faites, ne perdez pas espoir. Il existe des personnes prêtes à vous aider. 

Charlene : Ne jugez pas les gens à leur apparence. Apprenez d’abord à les connaître. Comprenez d’où ils viennent. Et j’espère que les gens apprendront à prendre de meilleures décisions dans leur vie, et à se concentrer sur un objectif. 

Laverne : Je pense que nous devrions comprendre les autres, d’où nous venons. On est toujours jugé à l’avance, d’emblée. Dès qu’on rencontre quelqu’un, ou même simplement en l’apercevant de loin. Personne ne devrait s’autoriser à juger les autres. Parce que Dieu ne vous a pas jugé. Pour un monde qui comprend mal la toxicomanie, l’alcoolisme, l’itinérance, les activités criminelles. Il y a parfois des raisons pour lesquelles certaines personnes agissent ainsi, et nous ne devrions pas les juger. Nous devrions seulement chercher à les comprendre. 

April : Je pense que des initiatives comme le projet de théâtre Confluence devraient avoir une portée mondiale. Il faut que ce soit diffusé, pour que les gens puissent se rencontrer, s’exprimer d’une manière libre, délivrée de tout ce qui nous rabaisse. Nos voix ont besoin d’être entendues. 

Cet article est basé sur un entretien enregistré et une conversation menée par Amina Mohamed avec Charlene Chapman, April Labine et Laverne Malcolm en mai 2022 au PASAN, à Toronto. Transcription et révision par Nikki Shaffeeullah. 

Le Confluence Arts Collective a été fondé en 2017 par Jackie Omstead avec Nikki Shaffeeullah et Lisa Bozikovic. Les artistes-animatrices actuelles et passées du collectif sont Lisa Bozikovic, Fiona Raye Clarke, Jamie K., Carvela Lee, Amina Mohamed, Jackie Omstead, Sonja Rainey, Ashley Riley, Nikki Shaffeeullah et Sasha Tate-Howarth.