Par CATHERINE GIRARDIN
Texte paru dans le Cahier SIX du Théâtre français
Excroissance maligne
Sans doute notre époque s’intéresse-t-elle au théâtre élisabéthain parce qu’il met en avant la personne, l’individu, des intérêts caractéristiques qui lui sont propres. La personnalité de Richard III, a priori loin d’être attachante, ne correspond pas à celle du personnage tragique porteur d’héroïsme, de valeur ou d’amour, mû par un élan qui devrait le rendre immortel et dont la course, bien au contraire, le conduit à la mort1. Richard III porterait plutôt les traits du héros tragique en négatif. Nous suivons la course du protagoniste vers un idéal qui le dépasse, mais sa chute nous est plus réjouissante qu’affligeante : Richard III est un spectacle de la punition. Le noir duc de Gloucester, qui place froidement ses pièces sur l’échiquier, fait appel à une forme étrange de fascination morbide. On prend plaisir à observer le malin qui, avec méthode, chemine vers le trône, mais qui court, par le même mouvement, à sa perte. De même que le héros tragique, guidé à la fois par sa conscience et par les dieux ou le destin, Richard III, en tant que roi (ou roi en devenir...), possède deux corps, l’un de chair, l’autre symbolique, celui du pouvoir politique royal et de son lien avec le divin2. Depuis la mort de Richard III à la bataille de Bosworth le 22 août 1485, ses deux corps ne subsistent dans notre mémoire que sous forme d’histoires et de mythes.
Du mal en pire
Lors de l’écriture de Richard III vers 1591, Shakespeare s’empare d’une figure déjà malmenée par les chroniques historiques. Le portrait noir de Richard III découle des différentes manières de concevoir et d’écrire l’histoire, qui varient selon les époques, les sociétés et les circonstances politiques. Alors que dans la première version de son Rous Roll, l’historien humaniste John Rous loue Richard III, le dernier roi des York, il doit au contraire complaire à Henri VII, premier roi des Tudor, dans la seconde version écrite après la mort du félon. Il dépeint alors celui-ci sous un mauvais jour, le décrivant comme un monstre et un tyran, né sous un signe astral malveillant et mourant comme l’Antéchrist. Avec l’idée que l’histoire, grâce à l’exposition des erreurs et des ignominies qu’elle produit, doit servir de leçon pour l’avenir, Rous traite sur le même pied les faits historiques, les croyances et les mythes autour de Richard III en un amalgame spectaculaire : retenu dans le ventre de sa mère durant deux ans, il a émergé avec des dents et des cheveux jusqu’aux épaules. [...] À sa naissance, le Scorpion étant ascendant, signe de la maison de Mars. Et comme le Scorpion, il combinait un front enjôleur et une queue piquante. Il était de petite stature, avec un visage étroit et des épaules inégales, la droite plus haute que la gauche. Par ailleurs, l’histoire n’est pas fixe, et les historiens récupèrent les écrits de leurs prédécesseurs de manière plus ou moins fidèle et les renouvellent. C’est ainsi que Thomas More, avec son Richard III, devient le premier historien à étendre la responsabilité de la dépravation du pouvoir à l’entourage de Richard III, élément que reprendra d’ailleurs Shakespeare pour sa pièce. Richard III est donc déjà « théâtralisé », il est un homme politique déjà transformé en personnage avant même que Shakespeare n’écrive sa pièce. Les faits et gestes du Richard III historique sont encore aujourd’hui peu documentés. Bien que le Richard III de Shakespeare ne nous donne pas beaucoup d’occasions d’éprouver une forme de sympathie pour son personnage éponyme, si ce n’est qu’à travers un plaisir presque voyeur, il est impossible d’affirmer avec certitude que le Richard III historique a été une incarnation aussi totale du mal. Du reste, ce n’est sans doute pas la préoccupation première de Shakespeare, qui, en tant qu’auteur, cherche davantage à explorer la pulsion destructrice inhérente à l’homme qu’à écrire une chronique historique. Richard III est resté pendant plus de cinq cents ans un roi à la fois oublié et négligé du fait de sa mauvaise presse, tout en étant un emblème de la tyrannie et de la dépravation du pouvoir: ainsi finit cet homme, dans le déshonneur, comme il l’avait cherché; car s’il était resté protecteur, en permettant aux enfants de prospérer, selon son allégeance et sa fidélité, il aurait été célébré avec les honneurs; alors qu’aujourd’hui, sa réputation est noircie et qu’il est déshonoré partout où il est connu. Que Dieu, qui est miséricordieux, lui pardonne ses mauvaises actions3.
Noirs rayonnements
Il est devenu une légende, une figure mystérieuse, une surface de projection pour les plus noirs desseins et perversions qui jalonnent l’histoire et la littérature. Richard III rappelle effectivement la figure du Vice dans le théâtre médiéval ainsi que celle du prince machiavélien, le tyran hypocrite par excellence. Richard III dépasse même son modèle avec ses faux-semblants, il en devient presque une caricature et donc une critique des préceptes du Prince. La figure de Richard III somme histoire et littérature de se fondre non seulement pour donner une leçon politique, mais également morale. Le cycle historique de Shakespeare, qui commence avec Le roi Jean et se conclut avec Richard III, est un système aboutissant à l’exorcisme du mal. La perdition de l’« Antéchrist » qu’est Richard III et le triomphe du Bien, incarné par le personnage de Richmond, lavent le meurtre de Richard II, considéré comme un crime contre Dieu. Exorcisme ordonné, symétrique, entonnoir vers l’Enfer pour Richard III, construit de ses propres mains. Dans ce schéma dramatique, la mort de Richard III est non seulement un retour à l’ordre, mais elle représente aussi la fin de la période sombre de la guerre des Deux- Roses à l’échelle de l’histoire de l’Angleterre. Richard III évolue donc sous les auspices d’une histoire cyclique, d’une histoire providentielle, du Grand Mécanisme comme dirait Jan Kott4, qui entrent en tension avec la quête narcissique du protagoniste, mettant d’autant plus en valeur son individualité et sa psychologie tortueuse.
L’histoire au scalpel
En 2012, des fouilles archéologiques sont entamées pour retrouver la tombe de Richard III, le seul roi anglais à ne pas avoir de sépulture officielle. L’authentification du squelette découvert sous un stationnement de Leicester a été rendue publique en 2013. On peut penser que cette entreprise s’inscrit dans le processus de réhabilitation de Richard III qui aurait pris son essor au vingtième siècle avec la fondation de la société Richard III en 1924, marquant l’intérêt des Anglais à dresser un portrait plus juste et nuancé de l’un de leurs rois les plus controversés. Les représentations d’un Richard III cul-de-jatte semblent par ailleurs perdre en popularité, peut-être un signe qui nous indique que la figure de Richard III a le potentiel de nous parler en tant qu’elle est humaine et non pas en tant que spectacle de l’inhumain, tel qu’il peut s’exprimer dans la difformité de la créature foraine. La polémique autour de l’emplacement de la nouvelle tombe de Richard III, qui se trouvera finalement, après débat parlementaire, dans la cathédrale de Leicester en 2015, met en évidence à quel point les deux corps de Richard III travaillent encore aujourd’hui les consciences. La découverte de la dépouille génère une effrayante proximité avec cet être que la mémoire collective avait relégué dans le passé, voire dans le monde de la littérature. Autrement dit, la présence de ce corps, en os plus qu’en chair, a changé notre rapport aux corps du roi. L’analyse de ses ossements, de la moindre dent jusqu’aux courbures du crâne, qui permet même de déterminer quel régime alimentaire suivait le roi (gibiers à plumes et litres de vin!) et qui confirme certains traits physiques retenus par les historiens, comme sa scoliose, contribue à démythifier le personnage. L’histoire et la littérature ont terni son image, à tort ou à raison, la science et le respect des morts veulent aujourd’hui que ses restes mortels soient traités avec une délicatesse méticuleuse. Comme si, confrontés que nous sommes à cette matérialité du corps du roi, il n’était plus possible de le spolier, ou de s’en servir pour se débarrasser de la lourde tâche de penser l’impensable. Le ré-enterrement qui lui est promis serait peut-être le signe qu’en ce vingt et unième siècle, Dieu miséricordieux lui a pardonné ? Peut-être faut-il voir là une manière de régler nos comptes avec le corps de chair du roi, afin de faire disparaître ses fantômes et être en paix avec lui, autrement dit, qu’il «repose en paix» (R.I.P.)? Le ré-enterrement de Richard III peut également témoigner de la volonté de comprendre la figure du mal absolu, du tyran, symptôme de notre sensibilité contemporaine plus relativiste. Est-il encore possible de condamner un personnage historique à l’univocité ? La démythification de Richard III ne participerait-elle pas d’une fragmentation, d’un éclatement de la figure totale, voire totalitaire, que nous avons forgée? C’est qu’il est difficile de concevoir que Richard III ne sert aucune idéologie tant il est abject. La mise en scène de Richard III (1990) de Richard Eyre ou le film Richard III (1995) de Richard Loncraine déplacent d’ailleurs l’histoire de Richard III dans un contexte fasciste. Plusieurs critiques en viennent à la conclusion que Richard III est dépourvu de rationalité ou encore qu’il agit purement pour la raison d’État5. Le mal absolu peut-il s’expliquer, voire se faire pardonner, ou n’appartient-il qu’à un imaginaire auquel se rapporter pour notre conduite morale quotidienne et pour celle de nos dirigeants? Est-ce l’histoire, comme une série d’engrenages de laquelle il est impossible de sortir, qui engendre les tyrans ?
Notre Richard
Bien qu’il soit généralement admis que l’histoire est écrite par les vainqueurs, au profit des classes dirigeantes, comme pour la dynastie Tudor à l’époque de Shakespeare, et qu’elle est un récit subjectif parmi d’autres, il n’en reste pas moins qu’elle est encore aujourd’hui un lieu de pouvoir à forte charge symbolique. La preuve en est que le ré-enterrement de Richard III représente une source de conflit entre les descendants des Plantagenêt et les responsables des fouilles archéologiques de Leicester. L’histoire est en constante réécriture. Parce qu’ils sont des cérémonies de la représentation, le ré-enterrement ainsi que les mises en scène de Richard III contribuent à la nourrir et à la complexifier, notamment parce qu’ils relèvent de cette tension entre proximité et distance. Au théâtre comme à la cérémonie funéraire nationale à venir, on se représente nous-mêmes tout comme on représente Richard III. On peut penser que son corps, miroir autant que figure, agit comme un révélateur de la manière dont chaque époque ou société qui s’en empare pense et négocie avec les forces qui tiraillent la bête humaine. Ces cérémonies de la représentation nous donnent l’impression de nous trouver en présence de Richard III et, simultanément, par le pouvoir d’abstraction de l’histoire, de le confiner à un autre temps, un autre monde, qui ne nous ressemble pas ou plus.
1. Richard Marienstras, Shakespeare et le désordre du monde, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 2012.
2. Voir Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi : essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1989 [1957].
3. Grande chronique de Londres (1440-1509).
4. Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2006 [1965].
5. Voir Richard Marienstras ou encore Christine Buci-Glucksmann, Tragique de l’ombre: Shakespeare et le maniérisme, Galilée, coll. « Débats », 1990.
CATHERINE GIRARDIN a étudié le théâtre et la performance au Canada et en Europe. Elle est actuellement doctorante à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Sa thèse porte sur les relations entre l’écriture de l’histoire et du théâtre dans l’Allemagne de la fin du dix-huitième siècle. Elle collabore aussi aux cahiers d’accompagnement de Sibyllines.