Par Raymond Bertin
(Texte paru dans le Cahier SIX du Théâtre français)
En mars au TNM, puis en avril au CNA, Sébastien Ricard incarne Richard III, le roi-tyran, entouré d’une distribution de fort calibre. Brigitte Haentjens, qui signe sous la bannière de Sibyllines son premier Shakespeare, a confié à l’auteur ses angoisses et ses intuitions.
Pour une metteure en scène rompue à la création contemporaine, à un théâtre bien inscrit dans son époque comme peut l’être Brigitte Haentjens – dont la feuille de route distinctive, audacieuse, fait l’objet de réflexions fort intéressantes dans Un regard qui te fracasse, son tout récent livre1 –, aborder Shakespeare représente plusieurs défis: « Pour moi, c’est vraiment monumental, une espèce de socle du théâtre, après les Grecs.
Je ne me sentais pas la maturité d’attaquer ça plus tôt, avoue-t-elle, deux mois avant d’entrer en répétition. Je suis arrivée à Shakespeare par Büchner, puis Brecht. Je trouve qu’il y a beaucoup de points communs entre les dramaturgies de Brecht, à ses débuts du moins, et de Shakespeare.» Dans son livre, la créatrice déplore l’écrasante « jurisprudence brechtienne » : « [...] la fameuse distanciation, une théorie sur le jeu que Brecht a mise au point tardivement, qui avait pourtant déjà cours chez Shakespeare. »
En entrevue, elle encense la « bâtardise » de l’écriture chez l’un et l’autre : « Les premières pièces de Brecht étaient plus ou moins des créations collectives, des morceaux de bravoure pour des acteurs. C’est la même chose chez Shakespeare : il a une troupe avec deux acteurs comiques ? Il écrit des scènes comiques pour ces acteurs. À ses débuts, et dans Richard III, on sent ce côté collectif, plus morcelé, et l’aspect bâtard où coexistent le tragique, le comique, le populaire et le poétique. Même si on a peu de références par rapport à l’époque de Shakespeare – Brecht est plus proche de nous –, j’ai l’impression qu’ils expérimentent tous deux une écriture populaire de haut niveau, en quelque sorte, dialectique et non réductrice. »
« Pour ce qui est de la distanciation, poursuit-elle, dans l’endroit où jouait Shakespeare, au Globe, tout était distancié en partant : tout se passait à vue, on ne faisait pas croire au quatrième mur, on jouait de jour... S’il y a un personnage distancié, c’est bien Richard III, lorsqu’il s’adresse au public. D’ailleurs, je suis sûre que Brecht s’est inspiré de ça pour Mackie, dans L’opéra de quat’sous : il a cette attitude, comme Richard, de l’ordure qui se fait complice du public. »
La metteure en scène voit, à travers son acteur fétiche, Sébastien Ricard, à qui le rôle de Richard III lui a paru tout naturellement destiné, se dessiner une filiation entre le personnage du Tambour- major joué par le comédien dans le Woyzeck de Büchner qu’elle a monté en 2009, puis celui de Mackie, qu’il a incarné en 2012, et le sombre roi Richard III, qu’il doit à présent endosser. Personnage maudit du théâtre, Richard III fait partie de ces héros monstrueux qui marquent leurs interprètes.
« De nombreuses histoires d’horreur courent sur ce qui a pu arriver aux acteurs qui ont joué Richard», rappelle Brigitte Haentjens, qui évoque, dans son livre, ce risque que font courir certains rôles qui est de « conduire l’acteur à une véritable descente aux enfers»: «Le théâtre, c’est dangereux, on n’imagine pas à quel point, et ce n’est pas un lieu commun ! Je le sais : j’ai vu des gens qui ont traversé le miroir durant certaines représentations, mais Sébastien est très fort psychiquement, il sait comment se protéger et, aussi, que je suis là pour l’aider. »
Faire confiance à ses intuitions
En vraie praticienne, Brigitte Haentjens déclare que c’est en salle de répétition que tout se joue. Si elle dit avoir des intuitions sur ce que sera son Richard III, elle sait en tout cas ce dont elle ne veut pas: «Ça ne m’intéresse pas de faire des costumes d’époque et tout ça. Avec la scénographe, Anick La Bissonnière, ç’a été un long chemin ; on a grosso modo défini l’espace, très simple, un plateau nu, mais on se demande encore comment on peut changer l’image scénique. On se disait à la blague que c’est toujours la même chose : un plancher et des acteurs ! » (Rires.)
Il n’y aura donc pas d’évocation de lieux, la metteure en scène souhaitant s’en tenir à l’essence du théâtre, comme chez les Grecs: «Je voudrais qu’il y ait un chœur, une forme de collectivité, interchangeable, quelque chose de très simple qui permette au peuple d’exister. Mais je suis un peu angoissée tant que je n’ai pas commencé le travail de répétition!»
S’il lui est difficile de parler d’une pièce avant de l’avoir montée, elle reconnaît que le travail sur celle- ci a débuté il y a environ quatre ans, avec son complice de longue date, Jean Marc Dalpé, qui la connaît très bien pour l’avoir enseignée à l’École nationale de théâtre et souhaitait en faire la traduction. «Ce que j’aime du travail de Jean Marc, c’est qu’il peut rendre compte des différents niveaux de langue chez Shakespeare. Un texte traduit doit être vivant. Son travail sur Molly Bloom de Joyce était très subtil, très sensible. Il faut mettre ces textes à notre main, qu’ils s’inscrivent dans le présent», souligne la metteure en scène.
Après plusieurs lectures autour d’une table avec les acteurs qui composent sa distribution hors pair, Brigitte Haentjens a dirigé un laboratoire de création en mai 2014, « pas nécessairement sur la pièce, dit-elle, mais plus sur le mouvement, de façon intuitive, afin de trouver un langage commun au groupe, que tous se sentent dans l’histoire ». Cet esprit de troupe lui importe assez pour qu’elle ait fait inscrire au contrat de nombreuses séances de répétition avec tous les comédiens.
« Mais c’est compliqué, lance-t-elle, car en répétition, on doit commencer par l’acte IV. C’est bizarre, mais c’est comme ça. Il y a énormément de scènes, et ce ne sont jamais les mêmes personnes qui apparaissent dans les scènes. C’est difficile à gérer. Dans un show comme celui-là, il faut travailler autant les petites scènes que celles de groupe. C’est encore plus dur qu’avec L’opéra de quat’sous, où il y avait cinq tableaux. À l’époque, j’en ai arraché, j’ai fait de l’insomnie, et cette fois il y a cinq scènes par acte, une trentaine en tout, et ça file comme l’éclair. Ce n’est pas facile ; j’ai peur, j’ai peur ! » (Rires.) Elle avoue qu’en fin de préparation, comme maintenant, elle ressent les choses de façon beaucoup plus anxieuse que lorsqu’elle se trouve avec les acteurs.
Un personnage d’une complexité fascinante
Brigitte Haentjens dit avoir, parmi ses plus fortes intuitions, «le sentiment qu’il faut que ça roule tout le temps : Shakespeare, c’est ça. Ce n’est pas du théâtre psychologique, ce n’est pas un théâtre qui prend son temps pour installer les choses. Il y a ce côté trippant, pas facile à réaliser, qui est de rouler à 20, de rouler avec autant de personnages... »
Elle a été happée par Richard III: «La pièce est très intéressante sur le plan politique, mais aussi sur le plan psychologique : la nature d’un personnage comme celui-là m’intéresse vraiment. Curieusement, les personnes de ce type, on en trouve énormément dans la société, même si elles ne tuent pas les gens. Il y a de plus en plus de “pervers narcissiques” qui s’épanouissent dans la destruction.
Ce qui est aussi fascinant: dans le cas de Richard, on parle de “la quête du pouvoir”, mais dans le fond, ce n’est pas tant le pouvoir qu’il veut que dominer les autres, puisque dès qu’il l’acquiert, il commence à perdre la tête, à perdre la carte, car il n’a plus d’objectif. C’est une démonstration : acquérir le pouvoir pour ne rien en faire, sans aucune ambition sociale, politique, sociologique. Il n’a pas de plan! Ça lui donne un but, mais l’objectif, une fois atteint, n’existe plus. »
Le rôle des femmes dans l’entourage de Richard III paraît primordial à la metteure en scène. Elle estime celui-ci ébranlé par la malédiction que lui lance sa mère, la duchesse d’York. « Sur le plan psychologique, dit-elle, c’est visiblement quelqu’un qui n’a pas été “vu”, aimé par elle spécifiquement. Sa malédiction le fait vaciller. Cette dimension des sorts et des sortilèges était très présente à l’époque. »
Si Haentjens considère que les vraies grandes scènes de la pièce sont celles de Richard avec les femmes, c’est que la parole existe par elles: «Comme si elles l’obligeaient à aller chercher le meilleur de lui-même, à mettre en jeu sa parole. C’est aussi pour ça que je voulais que Sébastien joue ce rôle, car c’est un homme de paroles, pour qui chaque mot compte.» Avec des comédiennes comme Louise Laprade en duchesse d’York, Monique Miller en reine Marguerite, Sylvie Drapeau dans le rôle d’Élizabeth et Sophie Desmarais en Lady Anne, nul doute que ces scènes ne manqueront pas d’intensité.
1. Brigitte Haentjens, Un regard qui te fracasse: propos sur le théâtre et la mise en scène, Boréal, 2014.
Ce texte est paru dans le numéro 153 de Jeu.
RAYMOND BERTIN est journaliste et enseignant. Il a notamment été critique de théâtre et de livres à l’hebdomadaire culturel Voir avant de se joindre à la rédaction de la revue Jeu en 2005.