La couverture de l'album "Clara, Robert et Johannes" présente un fond vert sarcelle avec trois formes ovales. À l'intérieur de chaque ovale, on trouve des images anciennes de Clara, Robert et Johannes, créant ainsi une composition visuelle vintage et artistique pour l'album.
Enregistrements de l’OCNA

Romance et contrepoint

Clara - Robert - Johannes (Pt. 4)

Publié le 22 septembre 2023

Compositeurs.trices : Clara Schumann, Robert Schumann, Johannes Brahms
Interprètes : Alexander Shelley, L’Orchestre du Centre national des Arts du Canada, Angela Hewitt, Stewart Goodyear, Yosuke Kawasaki
Époque : Romantique

Clara, Robert, Johannes

Avec ce volume, nous arrivons à la conclusion d’une exploration, répartie sur plusieurs années et plusieurs disques, de la musique – et, à travers elle, de la vie même – de Clara, Robert et Johannes. Leur production créative reflète non seulement l’éclat et le caractère de ces êtres d’exception, mais aussi le rôle de l’artiste de création à leur époque et à travers les siècles. En s’attachant à la forme symphonique abstraite à un moment de l’histoire de la musique où la narration était en vogue, Robert et Johannes ont transmis un héritage vital, en le modelant à leur manière. Musicienne d’une habileté et d’une envergure remarquables, Clara, tout en jonglant avec les pressions d’une carrière solo et de la maternité, nous a offert de la musique de chambre et des lieder intimistes, touchants et brillamment conçus.

J’espère qu’à travers ces enregistrements, vous avez pu apprécier l’inspiration et l’admiration mutuelles qui sont évidentes dans ce trio amical. J’espère également qu’à travers le prisme de ces programmes et l’éclat de nos solistes invités – depuis les interprétations et improvisations de Gabriela Montero et Stewart Goodyear jusqu’à la musique de chambre jubilatoire de Yosuke Kawasaki, Angela Hewitt, Rachel Mercer, Adrianne Pieczonka et Liz Upchurch – vous avez pu vous faire une idée de la manière dont la musique était présentée et consommée à leur époque. Fluide, faisant place à l’improvisation, construite avec rigueur et cependant intime et éminemment personnelle, leur musique nous parle à travers les âges.

— ALEXANDER SHELLEY

Romance et contrepoint

Le moment où un Johannes Brahms de vingt ans frappa, tout timide, à la porte de la maison de Robert et Clara Schumann, à Düsseldorf, fut à l’origine d’un véritable coup de tonnerre dans leur vie et dans leur art. Clara comptait alors parmi les pianistes les plus en vue de sa génération, son mari était connu dans toute l’Europe comme compositeur et musicographe, tandis que Brahms n’était qu’un obscur étudiant de Hambourg. En ce jeune homme, Robert fut aussitôt convaincu d’avoir trouvé un génie. Il le dit dans un article de journal qui déclarait que Brahms était le futur sauveur de la musique allemande – c’est-à-dire qu’il était destiné à « sauver » cet art des déprédations que lui avaient fait subir Wagner et Liszt, selon Robert, en associant la musique à des mots et à des récits.

Ce qui suivit fut une période de tumultes à la fois merveilleux et terribles dans leur vie. Robert avait assuré à Brahms une notoriété immédiate, flatteuse ou injurieuse selon les cas, avant que le jeune homme ne se sente prêt le moins du monde à assumer un tel fardeau. Peu après la publication de l’article de Robert, les troubles mentaux qu’il couvait depuis longtemps le submergèrent et, après une tentative de suicide, il fut interné. C’est alors que Brahms, qui avait considéré les Schumann comme des parents de substitution, tomba éperdument amoureux de Clara. Il fallut des années, et la mort de Robert à l’asile, pour que ces difficultés soient résolues, et elles marquèrent Brahms et Clara pour la vie. Brahms renonça finalement à l’épouser, mais jusqu’à la fin, elle est restée son grand amour.

Brahms et Robert Schumann étaient unis par un conservatisme fondamental dans leurs idéaux musicaux. Tous deux déploraient l’essor de la musique à programme défendue par Liszt et Wagner ; tous deux étaient attachés aux anciens modèles musicaux « abstraits » : forme sonate, scherzo, thème et variations et autres, ainsi qu’aux genres plus amples comme les symphonies en quatre mouvements, que Wagner et Liszt avaient déclarés morts et enterrés. Schumann et Brahms se rejoignent également par une originalité totale dans leur traitement de la tradition. Malgré leur adoration servile de Beethoven, tous deux possédaient des voix absolument distinctes.

Schumann était maniaco-dépressif et écrivait abondamment pendant ses phases maniaques. Sa Première symphonie, qu’il a sous-titrée « Printemps », a été écrite en une semaine en 1841. Elle fut bien accueillie et il enchaîna avec une deuxième symphonie, en ré mineur. Celle-ci, toutefois, reçut un accueil plus tiède, et il la mit en veilleuse pendant dix ans, avant d’en présenter une version révisée qui eut plus de succès. Elle fut publiée sous le nom de Symphonie n° 4, op. 120. La révision consistait principalement à épaissir l’orchestration, ce qui était du goût de Clara mais non de Brahms, qui préférait la première version. Les interprétations modernes de l’œuvre tendent à donner raison à Clara.

Bien que la tonalité de ré mineur ait été traditionnellement associée à la tragédie, la Quatrième de Schumann est davantage affaire de thèmes énergiques, et d’une atmosphère qui est établie par l’introduction expansive du premier mouvement, laquelle comporte des touches sombres, mais est essentiellement noble et majestueuse. Elle mène au mouvement proprement dit, qui n’est pas tragique non plus, mais plutôt entraînant et intense – on pourrait parler d’une danse grandiose. La symphonie présente une structure innovante : les idées du premier mouvement reviennent dans chacun des mouvements subséquents. C’est ce qu’on a appelé une symphonie « cyclique », et Schumann a fait de cette conception un élément durable de la tradition symphonique. Une poignante Romanze sert de mouvement lent. Avec son intériorité méditative, elle s’inscrit dans la veine la plus romantique de Schumann. Le Scherzo endiablé comporte un thème principal vigoureux, aux tonalités sombres teintées d’optimisme. Dans le finale virtuose, une bonne humeur haletante l’emporte sur tout le reste.

La Quatrième symphonie en mi mineur, op. 98, de Brahms est tout à fait différente. Plutôt que de commencer dans la noirceur et de finir dans la joie, comme sa Première, cette œuvre s’achève par une sombre conclusion. Le premier mouvement commence par un thème mélancolique et pénétrant, qui introduit un mouvement marqué par un contrepoint constant et des énoncés retentissants, mais qui s’achève dans une détresse lancinante. Après avoir achevé la Quatrième, on sait que Brahms lança cette boutade à un ami :

« Une fois de plus, je viens d’assembler un tas de valses et de polkas. » On reconnaît bien là le sens de l’autodérision qui animait Brahms, mais la remarque n’est pas sans fondement : tous les mouvements sont essentiellement basés sur l’idée de la danse. Et les danses ne sont pas toujours joyeuses.

Le deuxième mouvement se caractérise par son archaïsme austère, évoquant une procession solennelle en forêt. Le troisième mouvement est une polka sonore et vigoureuse, dans laquelle tous les scrupules soulevés par les mouvements précédents sont mis de côté – jusqu’aux accords brûlants des cuivres qui entament une conclusion profondément tragique. Voici un bel exemple de l’innovation brahmsienne au sein de la tradition : ce finale s’inscrit dans le vieux type de danse baroque appelé chaconne, c’est-à-dire une musique écrite au-dessus d’une ligne de basse répétitive. On n’avait jamais entendu de chaconne symphonique jusqu’alors. Ce que Brahms avait en tête dans ce mouvement pétri d’angoisse, avec ses moments de beauté écorchée, est la plus célèbre des chaconnes, celle pour violon seul de Bach, qui transmet également une impression croissante de tragédie. Brahms a écrit un jour à Clara Schumann que s’il avait essayé de composer cette œuvre, ça l’aurait rendu fou.

Brahms a toujours eu la réputation d’être un abstractionniste, dont l’œuvre ne présente aucun aspect autobiographique. Il n’a pas écrit de musique à programme comme la plupart des romantiques, mais en fait, son œuvre est profondément liée à sa vie et à son époque. Et ce qu’il observait autour de lui, une puissante vague de violence rétrograde et la montée de l’antisémitisme, réunissait tous les ingrédients d’une catastrophe – le mot par lequel il qualifiait son époque. Il voyait juste, bien entendu, même si personne n’aurait pu prédire la forme qu’allait prendre cette catastrophe dévastatrice. Un auteur a dit du finale de la Quatrième qu’il brosse le portrait d’une civilisation se tabassant elle-même jusqu’à la mort. C’est l’une des nombreuses prophéties sombres de Brahms sur les temps à venir.

— TRADUIT D’APRÈS JAN SWAFFORD

Clara Schumann (1819-1896)

Clara Schumann écrivit des romances pendant toute sa carrière de compositrice, depuis son enfance jusqu’à la mort de Robert en 1856. Le terme « romance » pouvait désigner autant une mélodie vocale qu’un mouvement orchestral ou une œuvre solo intimiste ; par exemple, le second mouvement de son Concerto pour piano, op. 7, et le finale de la Symphonie n° 4 de Robert sont tous deux titrés Romanzen. Non moins de quatorze romances de la plume de Clara nous sont parvenues ; avec le lied, il s’agit de son genre de prédilection.

Les Trois romances pour le piano, op. 11, furent composées lors d’une tournée parisienne entreprise en 1839 par une intrépide Clara Wieck de dix-neuf ans ; son père, furieux devant son refus de rompre avec Robert, avait refusé de l’y accompagner. À propos de la deuxième de ces pièces, Clara écrivit à Robert : « Je t’envoie ma Romance ; fais-moi savoir ce que tu n’aimes pas et renvoie-la-moi immédiatement, car je ne l’ai pas finie. » Robert répondit : « En réécoutant ta Romance, je constate que nous devons être mari et femme. Tu me complètes comme compositeur, tout comme je te complète en retour. Chacune de tes idées provient de mon âme, et je te dois toute ma musique. Il n’y a rien à changer dans la Romance ; elle doit demeurer telle qu’elle est. »

Son thème, une gamme descendante à la simplicité trompeuse, est d’abord entendu à la main gauche. Clara le retravaille ensuite en le réharmonisant et en le distribuant sur toute l’étendue du clavier. Avec l’opus 11, elle met en valeur le toucher lyrique qui marquait à la fois ses méthodes d’enseignement et son style d’interprétation. Son amie Pauline Viardot, mezzo-soprano de renom, disait d’ailleurs que « son chant au piano est meilleur que le mien ».

Les Romances pour violon et piano, op. 22 (1853), rendent hommage à l’amitié entre Clara et le célèbre violoniste Joseph Joachim, ainsi qu’à l’archet agile et au timbre pur de ce dernier. On entend presque les deux amis converser dans le dialogue piano-violon de la première romance, tandis que les deuxième et troisième déploient les vastes mélodies qui caractérisaient le phrasé de Joachim et la musique de Clara, dont on reconnaît dans la troisième romance l’accompagnement bouillonnant au piano.

La Romance en si mineur est l’une des rares œuvres écrites par Clara après la mort de son époux. Son thème rappelle l’Andante de la Sonate pour piano en fa mineur, op. 5, de Brahms, à qui Clara l’offrit pour Noël 1856. Profondément mélancolique, la Romance s’ouvre par des gestes aériens en syncopes ascendantes, des notes discrètement répétées dans une voix intérieure, et des lignes descendantes fluides. Dans un délicat kaléidoscope, les différentes mélodies des deux mains prennent tour à tour l’avant-scène avant de se fondre à l’arrière-plan.

Les préludes et fugues de Clara Schumann témoignent de son intérêt pour la musique de Bach, intérêt également partagé par Robert et Johannes. Ainsi, les deux symphonies du présent coffret présentent des traits baroques, notamment le traitement rigoureux d’une idée musicale dans le premier mouvement de Robert et la magistrale passacaille sur un thème de Bach dans le finale de Brahms. Les explorations baroques de Clara, quant à elles, sont le fruit de son immersion avec Robert dans les œuvres de Bach, lors des années 1840. Les Trois fugues sur des thèmes de Sébastien Bach sont des études dans lesquelles elle retravaille les fugues n° 7, 9 et 16 du deuxième livre du Clavier bien tempéré. Clara conserve plusieurs aspects des fugues originales, mais en explore la texture et altère la position des voix. Dans la troisième fugue, elle ouvre un dialogue historique avec Bach : dans un exploit de virtuosité fugale, elle compose une strette entièrement originale qui réalise une possibilité contrapuntique laissée latente par Bach.

Tout comme ces trois fugues, le Prélude et fugue en fa dièse mineur, offert à Robert pour son anniversaire en 1845, n’était pas voué à la publication (ces œuvres ne parurent en fait qu’un siècle et demi plus tard). Avec ses Préludes et fugues, op. 16, toutefois, Clara visait à consolider son statut de compositrice professionnelle, statut que l’époque refusait aux femmes, en se colletant à un genre reconnu pour sa difficulté technique et son poids historique. De fait, les critiques exprimèrent leur étonnement qu’une « pensée féminine » ait pu créer des œuvres aussi « intellectuelles » et « sérieuses ».

Dans les préludes, elle adapte des traits baroques à son phrasé lyrique et tire avantage des nouvelles possibilités du piano romantique, comme les pédales et un clavier plus étendu. Les fugues, quant à elles, affichent sa maîtrise du genre. Le contrepoint fut un aspect fondamental de la carrière de Clara, tant comme pianiste – elle fut l’une des grandes interprètes de Bach de son époque – que comme compositrice. Ses habiletés contrapuntiques continuèrent à fleurir dans des œuvres purement romantiques telles son Trio, op. 17, ou ses Variations sur un thème de Robert Schumann, op. 20.

— JULIE PEDNEAULT-DESLAURIERS

Réflexion de Stewart Goodyear : « Puis-je vous appeler Clara? »

Avoir l’honneur d’enregistrer une partie de la musique de Clara Schumann a changé ma façon d’aborder de nombreux compositeurs de cette période, et m’a donné un aperçu de sa profonde musicalité et de sa philosophie de la création. Sa pleine maîtrise de son art alliée à sa capacité de lâcher prise, que ce soit sur le plan harmonique ou lyrique, est sans égale. Ce qui me touche le plus dans sa musique, ce n’est pas seulement son goût exquis, son équilibre, sa synchronisation et son architecture, mais aussi la belle humanité, l’amour et la force qui se dégagent de chacune des œuvres qu’elle a composées.

Apprendre sa Romance en si mineur m’a fait réfléchir à son opinion sur la Sonate de Franz Liszt, qui est dans la même tonalité, et m’a donné une clé pour comprendre ce qui, chez Liszt, était rébarbatif à ses yeux. Ses trois romances sont un parfait exemple de la capacité du piano à partager, avec chaque membre de l’auditoire, les secrets les plus intimes, les sentiments et les pensées exprimés dans la confiance et l’abandon. Ses préludes et fugues d’après J.-S. Bach m’ont permis de comprendre sa conception du contrepoint, comment elle s’est approprié cette forme, et de quelle manière elle a transcendé Bach pour en faire une profession de foi romantique qui atteint des hauteurs vertigineuses.

Depuis l’âge de trois ans, j’aime jouer à l’oreille et improviser, et avoir l’occasion d’improviser sur la musique de Clara Schumann a été une immense joie en même temps qu’un défi gigantesque. J’espérais vraiment mettre en évidence mes réflexions sur Clara Schumann dans un langage du XXIe siècle, en incorporant même un style de piano du début du XXe siècle qui, selon moi, partage quelques traits philosophiques en commun avec son langage et son sens de l’humour.

Il existe une poignée de compositeurs, à travers l’histoire, dont la musique suscite un respect et une vénération considérables, mais étreint également l’auditoire au point de créer une impression de familiarité avec l’auteur·e de l’œuvre. Clara en est la quintessence à mes yeux.

— TRADUIT D’APRÈS STEWART GOODYEAR

Réflexion de Yosuke Kawasaki : Johannes Brahms

L’un de mes plus vieux souvenirs musicaux est l’écoute du deuxième mouvement du Sextuor à cordes n° 1 en si bémol majeur de Brahms. Il s’ouvre sur la quintessence des solos d’alto, suivi d’un solo de violon qui, je dois le dire, est un peu moins impressionnant. La mélodie de l’alto m’a captivé dès la première fois que je l’ai entendue. J’avais cinq ans et je regardais un enregistrement sur vidéo Beta d’un concert dans lequel mon père jouait la partie d’alto ; la bande a fini par se désintégrer après d’innombrables rebobinages.

Brahms occupe une place particulière dans mon cœur, notamment pour ses mouvements lents (l’Andante du Quatuor avec piano en do mineur et l’Adagio du Concerto pour violon, pour ne citer que deux de mes favoris) et à peu près tous les seconds thèmes de ses mouvements de forme sonate. L’ouverture de la Quatrième symphonie n’est pas, techniquement, un mouvement lent, mais elle commence lentement – ou, du moins, j’ai toujours pensé qu’elle le devrait. L’interprétation qu’on peut entendre sur cet enregistrement est celle dans laquelle j’ai toujours rêvé de jouer. C’est comme si le maestro Shelley avait lu dans mes pensées et m’avait dit : « Fais-toi plaisir ! » C’est sublime, tout empreint de nostalgie et poignant. C’est aussi l’un de mes deux moments préférés de toute l’œuvre, l’autre étant la section, aux deux tiers environ du premier mouvement, où Brahms offre un moment de soleil sous la forme d’une mélodie jouée par deux clarinettes, avant d’entamer la transition la plus incroyable pour revenir au premier thème. Devinez quoi ? Ce passage est lent !

— TRADUIT D’APRÈS YOSUKE KAWASAKI