Cathy Levy est productrice générale de la Danse au Centre national des Arts. En matière de danse, elle a un goût extrêmement sûr – et un carnet d'adresses qui vaut de l’or. À la tête du Département de la danse au CNA depuis 2000, elle a assisté, dans le monde entier, à des milliers de spectacles. Cela lui donne l’occasion d'inviter à Ottawa les artistes de la danse les plus remarquables de la planète. Des solos intimes présentés au Studio du CNA aux productions les plus extravagantes offertes à la salle Southam, les amateurs de danse d'Ottawa peuvent ainsi apprécier, grâce à elle, un large éventail de spectacles allant des œuvres contemporaines d'avant-garde aux ballets classiques traditionnels qui charment les auditoires depuis des centaines d'années.
Comme l’a dit Paula Citron, la critique de danse du Globe and Mail, le 31 mars 2013 : « Les amateurs de danse d’Ottawa sont les plus chanceux du pays ».
Le plus récent cadeau de Cathy Levy aux amateurs de danse est la quatrième programmation (en 10 ans) au CNA de l'extraordinaire compagnie de renommée mondiale Tanztheater Wuppertal Pina Bausch d'Allemagne. La compagnie présentera le remarquable spectacle Vollmond à la salle Southam, le vendredi 7 et le samedi 8 novembre, à 20 heures.
Pina Bausch (1940-2009), la plus grande chorégraphe de notre temps, est à l’origine d’une révolution chorégraphique internationale. Pina Bausch était une force de la nature : perspicace, motivée, attentive, éthérée, artiste unique en son genre et d'une originalité sans bornes. Wim Wenders lui a consacré en 2011, un film intitulé Pina. Elle a pratiquement inventé la danse-théâtre, explorant les émotions humaines et les thèmes existentiels urgents de la vie, l’amour et la mort.
Pina Bausch a créé de puissantes fresques théâtrales pleines d’esprit et d’humanité – et parfois de dialogues et de chansons – empreintes d’une imagerie poétique, onirique, et à la gestuelle particulière. Créatrice infatigable, Pina Bausch a produit une cinquantaine de chorégraphies d’une beauté sublime, d’une énergie inépuisable et d’une puissance brute et primitive. La danse-théâtre profondément viscérale de Pina Bausch est acclamée, exigeante et magnifiquement lyrique. Elle ne craint pas de porter un regard franc sur la réalité, tout en nous invitant à rêver.
Pina Bausch est une légende.
Entretien avec CATHY LEVY
Question : La compagnie Tanztheater Wuppertal Pina Bausch est venue pour la première fois au CNA en 1985, mais il a fallu attendre près de 20 ans avant qu'elle se produise à nouveau ici. Depuis que vous assurez la programmation de la saison de Danse, la compagnie est venue trois fois à Ottawa (Masurca Fogo en 2004, Nefes en 2007 et Danzon en 2011). Parmi toutes les compagnies de danse du monde, on dirait bien que c'est une de vos préférées.
Cathy Levy : Quand j'ai commencé au CNA, au début de la saison 2000-2001, j'ai découvert avec plaisir que je disposais de trois scènes de taille différente pour présenter des spectacles de danse au CNA – le Studio, le Théâtre et la salle Southam. Sachant que je pouvais accueillir même les plus grandes compagnies, j'ai dressé une liste des dix plus grandes compagnies que je souhaitais présenter et le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch se trouvait en tête de liste.
Q. Pina Bausch a dit : « Je cherche à faire sentir [aux danseurs] ce que chaque geste signifie à l'intérieur. Le moindre geste doit être vécu et venir du cœur. » D'après vous, est-ce en partie pour cette raison que les auditoires du monde entier s'enthousiasment tant pour ses créations?
CL : Oui, certainement. Les danseurs de Pina Bausch ne sont pas simplement attrayants ou efficaces sur le plan technique, ils ont une personnalité, ils ont leur propre individualité, ils témoignent, par le dialogue et le mouvement, de leur expérience humaine. Ce qu'il y a de merveilleux avec cette compagnie, c'est qu'elle fait vivre le répertoire pendant des décennies et que les danseurs lui sont fidèles pendant de nombreuses années. Pina Bausch créait une ou deux nouvelles œuvres chaque année, mais elle révisait et remontait aussi des œuvres anciennes afin qu’elles gardent toute leur fraîcheur et leur pertinence, année après année, pendant des décennies.
Q. Je sais que Pina Bausch est une véritable icône et qu’elle figure parmi vos chorégraphes préférés. Quelle est la première œuvre d’elle que vous avez vue, et dans quelles circonstances?
CL : En 1984, quand j'habitais Vancouver, j'ai assisté au Toronto International Festival, un événement pluridisciplinaire qui n'a jamais eu de suite. J'avais assisté – deux fois plutôt qu’une – au spectacle double qui proposait Frühlingsopfer (Le Sacre du printemps) et Café Müller et j'avais vu également 1980. C'était la première fois que j'assistais à un spectacle de la compagnie et j'avais été subjuguée par la puissance qui s'en dégageait.
Q. Pouvez-vous nous raconter comment se déroula votre première rencontre avec Pina Bausch?
CL : Lorsque j'ai rencontré Pina pour la première fois en tête-à-tête, à Londres, je me sentais nerveuse et intimidée, comme lorsqu’on rencontre quelqu'un pour qui on a beaucoup d'admiration. Elle m'avait offert une cigarette et j'avais failli accepter, alors que je ne fume pas! Comme à son habitude, elle était réservée et souveraine dans son attitude, même si elle était par ailleurs chaleureuse, s'exprimant d'une voix douce. Elle était remarquablement modeste et humble. Nous avions eu une merveilleuse conversation. Lorsque j'avais invité Pina et la compagnie à venir au CNA, elle m'avait répondu avec gentillesse : « Nous allons voir ce qu'on peut faire ». J'étais tellement heureuse qu'elle m'ait acceptée dans son monde!
Je me suis rendue à plusieurs reprises à Wuppertal avant que la compagnie vienne au CNA. Je « cultivais » Pina, car la compagnie avait toujours un programme de spectacles et de tournées très chargé, et elle ne pouvait tout simplement pas ajouter beaucoup de nouvelles villes à son calendrier. Je voulais m'assurer qu'Ottawa soit une de ses nouvelles destinations de tournée. Le spectacle que la compagnie a donné en exclusivité en 2004 fut un énorme succès et Pina est extrêmement fidèle aux personnes avec lesquelles elle aime travailler. Par conséquent, j'ai été très chanceuse. Le spectacle Vollmond qui sera présenté en novembre, marquera la troisième visite de la compagnie au CNA depuis ce passage.
Q. Avez-vous d'autres fascinantes anecdotes à nous raconter au sujet de Pina?
CL : Nous étions ravis que Pina connaisse déjà Adrienne Clarkson, qui était à l'époque gouverneure générale. Quand la compagnie est venue à Ottawa, en 2004, Mme Clarkson se montra très accueillante et généreuse à son égard et elle invita Pina à loger à Rideau Hall. Évidemment, nous avions fait tout notre possible pour que le passage de la compagnie soit plaisant et réussi. Les membres du Pina Bausch Tanztheater Wuppertal étaient enchantés de leur passage au CNA. Ils se sentaient accueillis et honorés, ils avaient signé des affiches pour le personnel et Pina avait donné des entrevues aux représentants des médias. Tout avait été merveilleux et je jubilais lorsque Pina déclara : « Nous reviendrons ».
Il y a un autre moment spécial que je n'oublierai jamais. C'était à Paris, dans un restaurant où nous étions allés dîner après le spectacle. C'était mon anniversaire et tout le monde, y compris Pina, avait chanté le traditionnel Happy Birthday en mon honneur.
En mai 2014, j'ai assisté au 40 Jahre Tanztheater Wuppertal Pina Bausch Jubiläumsspielzeit (Festival du 40e anniversaire du Pina Bausch Tanztheater Wuppertal), en Allemagne. Ce festival fut l'occasion de remonter plusieurs de ses œuvres et de présenter de nouvelles créations de chorégraphes qu'elle aimait. Je suis montée sur scène pour animer un entretien avec Sidi Larbi Cherkaoui, qui admire beaucoup son travail, et, ce soir-là, j'ai vraiment senti la présence de Pina Bausch dans la salle.
Q. Pouvez-vous nous parler des endroits où vous avez vu des spectacles de Pina et de l'impact qu'ils ont eu sur vous?
CL : J'ai vu beaucoup de spectacles de Pina – à Paris, Londres, Wuppertal – et j'aimerais les avoir tous vus. Palermo, Palermo (1989) est un de mes préférés; j'ai vu ce spectacle en 2009 et j'aimerais l’offrir à Ottawa, mais c’est une production si énorme et spectaculaire que ce serait un tour de force de la présenter en tournée. J'ai vu également Pina elle-même jouer dans Café Müller où elle était extraordinaire.
Q. Le spectacle Vollmond semble peu banal avec cet énorme bloc de roche et des trous d’eau partout sur scène. À quoi les auditoires peuvent-ils s'attendre?
CL : Vollmond est un spectacle vraiment étonnant qui propose de nombreux éléments qui ont fait la réputation de Pina Bausch : des solos qu’elle a expressément chorégraphiés pour certains danseurs, de la passion, de l'humour, des dialogues, de très beaux complets‑vestons et des robes du soir, sur un fond de musiques merveilleusement assorties. Sans parler de quelques surprises.
Q. Cinq ans après la mort prématurée de sa fondatrice, le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch semble bien tenir le coup. Pensez-vous que la compagnie continuera à s'épanouir avec les danseurs et le répertoire dont elle est la gardienne?
CL : Tout à fait. Bien sûr, il y aura des changements – mais nous ne savons pas quelle forme ils prendront. La compagnie est une famille très liée qui a perdu sa figure matriarcale, mais elle reste unie, entre autres grâce à l'immense richesse du répertoire dont elle dispose. La compagnie continue à faire des tournées et ajoute parfois de nouvelles étapes à son calendrier habituel. La compagnie a également noté que le film Pina a éveillé l'intérêt d'un tout nouvel auditoire, d'une autre génération.
Q. Je suis sûr qu'il y a dans le répertoire de la compagnie de nombreuses créations que vous affectionnez tout particulièrement. Quels sont les autres œuvres de Pina Bausch que nous pouvons nous attendre à voir au CNA au cours des années à venir?
CL : Nous envisageons un certain nombre de possibilités pour Ottawa, notamment Der Fensterputzer (Le Laveur de vitres, 1997), Água (2001), 1980 et sa dernière production... como el musguito en la piedra, ay si, si, si ... (Comme la mousse sur la pierre, 2009). Le dialogue est ouvert!
Q. Avez-vous autre chose à rajouter?
CL : J'aimerais simplement souligner que la présentation de Vollmond à Ottawa en 2014 rend hommage à la vie et à la carrière de Pina Bausch et au monde des arts dans son ensemble, pas seulement à la danse. L'œuvre de Pina Bausch continue d'avoir un impact et une influence extraordinaires sur de nombreux artistes et disciplines artistiques. Ses productions, depuis la toute première – Fritz, en 1973 – ne sont pas des pièces de musée; elles continuent à interpeller les auditoires contemporains des années, voire des décennies après leur création.