Partir ou rester

La Queens © Suzanne O'Neill

Partir ou rester. Le dilemme traverse une part importante de la dramaturgie franco-ontarienne, y compris certains de ses textes les plus canoniques : Lavalléville d’André Paiement (créée en 1974), Le chien de Jean Marc Dalpé (créée en 1988), French Town de Michel Ouellette (créée en 1993) et, plus récemment, Se taire de Louis Patrick Leroux (publiée en 2010). La parenté entre ces quatre pièces a déjà été soulignée par Michel Ouellette qui note, dans sa préface à Se taire, qu’elles mettent toutes en scènes « [d]es êtres en rupture1 », « [d]es révoltés contre le lieu de leur naissance2 » :

[L]’Alexandra de Louis Patrick Leroux rejoint Diane, dans Lavalléville d’André Paiement, qui voulait partir à Montréal (mais qui est restée dans son village), Jay, dans Le chien de Jean Marc Dalpé, qui revient dans son patelin après avoir sillonné l’Amérique, et Pierre-Paul, dans ma pièce French Town, qui rentre chez lui avec l’idée de vendre la maison familiale et d’ainsi effacer le passé3.

Il en concluait que « [l]e lien entre l’écrivain et son milieu (sa communauté d’origine ou sa société actuelle) est toujours problématique4 ».

Une trentaine d’années après avoir écrit Le chien, qui lui avait valu son premier prix du Gouverneur général du Canada (de trois!), Jean Marc Dalpé revisite ces thématiques dans La Queens, sa toute dernière pièce créée le 15 janvier 2019 au théâtre La Licorne, à Montréal, et publiée la même année aux Éditions Prise de parole, à Sudbury. Deux lieux qui incarnent les principaux pôles de l’univers fictif du dramaturge originaire d’Ottawa, ainsi que de son parcours professionnel, qui l’a mené dans le Nord de l’Ontario – cet espace rendu mythique en partie grâce à son œuvre – au cours des années 1980 et ensuite, près d’une décennie plus tard, dans la métropole québécoise. 

Entre un motel en décrépitude situé en bordure d’une voie ferrée, dans un « endroit fictif qui pourrait se trouver quelque part sur la route 11 entre Smooth Rock Falls et Longlac, ou sur la route 101 entre Folyet et Chapleau5 » et une suite dans « un grand hôtel luxueux à Saint-Pétersbourg6 », deux sœurs que tout oppose, comme ces lieux d’où elles prennent la parole, s’affrontent par le biais de la fille de l’une d’elles. L’enjeu : l’avenir de La Queens, le motel en question, dont elles ont officiellement hérité depuis peu.

D’une part, il y a Marie-Élisabeth, l’aînée, une pianiste de renommée internationale. Restée en Russie où elle donnera une série de concerts malgré le récent décès de sa mère, elle a mandaté sa fille Caroline de la représenter pour liquider l’héritage, c’est-à-dire vendre l’immeuble. Son objectif : se libérer du poids du passé, un peu à la manière de Pierre-Paul qui, dans French Town de Michel Ouellette, souhaitait se défaire de la maison familiale. Comme lui, Marie-Élisabeth s’exprime dans un français impeccable et décontextualisé, mais en se gardant de réciter les règles de grammaire et les entrées du dictionnaire que Pierre-Paul avait apprises par cœur. 

D’autre part, il y a Sophie, la benjamine, une ancienne chanteuse pop qui a choisi de s’installer dans le Nord où elle s’est occupée de ses parents vieillissants et du motel de son père. Elle doit convaincre sa nièce, une Montréalaise fraîchement débarquée dans le Nord de l’Ontario en plein hiver, de la valeur de son héritage. On reconnaîtra en Sophie une version plus récente de Cindy (dont le véritable prénom est d’ailleurs Sophie), la sœur cadette de Pierre-Paul dans l’œuvre de Michel Ouellette, qui s’oppose elle aussi à la vente du patrimoine familial. Toutes deux, la Cindy/Sophie de Ouellette et la Sophie de Dalpé, prennent la parole dans un français plus oral, ancré dans l’espace, qui contraste avec la langue de leur aîné respectif.

La Queens est d’une grande cohérence, non seulement en ce qui concerne la dramaturgie franco-ontarienne, mais aussi l’œuvre de Dalpé. La pièce reprend plusieurs des traits récurrents de ses œuvres précédentes : une histoire de famille compliquée; un rapport trouble à la mémoire et au passé; une langue orale ponctuée de sacres et d’anglais; un personnage de junkie; un American Dream déçu (ou pas); le fusil de chasse du père; un espace clos situé au milieu de nowhere, le fameux « trou » (de marde) franco-ontarien dont il est difficile de s’extirper; sans oublier les conifères rachitiques, les mêmes que reconnaissait Jay de l’autobus qui le ramenait vers le Nord de l’Ontario dans Le chien et qui lui faisaient dire :  « Ça commence à ressembler à chez-nous icitte7 ».

Dalpé, qu’on a souvent associé à un univers masculin, un théâtre de « Rogers » pour reprendre le titre de la pièce qu’il a co-écrite avec Robert Marinier et Robert Bellefeuille durant les années 1980, se renouvelle dans La Queens en présentant des personnages principaux féminins. Ces femmes fortes, dotées d’une grande volonté et d’une certaine agentivité, contrastent avec la mère de Jay, qui était condamnée à demeurer dans le Nord et à découvrir le monde grâce aux cartes postales de son fils. Si Sophie, en restant dans sa communauté d’origine, est devenue l’aidante naturelle de ses parents, c’est par choix, comme elle l’explique à sa sœur : « Toi, tu penses que je t’en veux pour m’être sacrifiée pendant ces années-là où j’aurais pu être ailleurs Mais j’vois pas ça de même parce que j’étais contente de le faire OUI CONTENTE8 ».

En ces temps de pandémie, le dilemme entre partir ou rester incarné par La Queens prend une nouvelle résonnance : tandis que nous sommes confinés à nos lieux de résidence, qui sont parfois situés loin de nos communautés d’origine et de nos proches, nous assistons à la revanche des régions, là où la vie reprend son cours plus rapidement qu’en ville.

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[1] Michel Ouellette, « Préface. “Faudra-t-il se taire alors?” », dans Louis Patrick Leroux, Se taire, Sudbury, Prise de parole, 2010, p. 11.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Jean Marc Dalpé, La Queens, Sudbury, Prise de parole, 2019, p. 8.

[6] Ibid.

[7] Jean Marc Dalpé, Le chien, Sudbury, Prise de parole, coll. « Bibliothèque canadienne-française », 2003, p. 85.

[8] Jean Marc Dalpé, La Queens, p. 60.


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