C’est de sa faute si j’ai pris le plus grand risque de ma vie.
Nous étions quinze gens réunis dans une salle éclairée par une fluorescence crue; tout le monde était crispé, surtout moi. Ça sentait le café brûlé et la moquette crasseuse. Cet entretien, pour un poste universitaire, allait déterminer la trajectoire de ma vie. Je devais donner une conférence sur le théâtre québécois, mais j’avais décidé de parler d’un dramaturge franco-ontarien.
Je parlais de parricide, d’un Œdipe francophone habillé en veste de cuir et réincarné dans un village de l’Ontario. Il était question de fatalité, de folie aussi, et de la cadence impitoyable des mots. Puis, j’ai cité les répliques du Chien. Ces gros mots, qu’en anglais on appelle avec délicatesse « les F-bombs », pétaradaient dans ma bouche et battaient le même rythme dans mes tempes. Sonnés, les membres du comité d’embauche me regardaient, incrédules. Si quelqu’un m’avait demandé si j’avais bien réfléchi avant de décider de lire à haute voix du Dalpé, je n’aurais pas eu de réponse précise à donner. Ce n’est qu’aujourd’hui, en relisant La Queens que je comprends pleinement mon geste.
L’univers dalpéen est peuplé de gens de la classe ouvrière. Beaucoup de ses personnages évoluent dans les lieux du nord de l’Ontario, descendants d’agriculteurs ou de mineurs qui ont connu le désir et la misère, à parts inégales. Il y a eu Nickel, coécrite en 1984 avec Brigitte Haentjens, lorsquetous deux œuvraient au sein du Théâtre du Nouvel-Ontario à Sudbury, suivie par Le chien (1987), qui mettait en scène l’aventurier, Jay, et sa famille sédentaire. Puis, plus tard, il y a eu le roman époustouflant, Un vent se lève qui éparpille (1999), qui fait partie de ce cycle boréal oùles épinettes « rachitiques » ne suffisent pas à cacher les drames et les secrets.
D’autres personnages habitent les zones urbaines où la survie dépend du discernement. Comment cerner lesrapports de forces qui changent constamment? Àquoi reconnaitre ses adversaires, ses alliés? Voilà un enjeu majeur qui traverse Il n’y a que l’amour, ce recueil de contes et de textes divers oùdes personnages hauts en couleur se côtoient et se piègent. On y retrouve Red, du conte urbain « Red voit rouge », et Hélène Beaupré, du merveilleux monologue « Give the lady a break », qui ont chacun des dettes à régler et une rage incandescente à apaiser. Avant tout, la survie c’est une affaire d’attaques discursives, de contre-attaques, d’esquives et de pièges. Sans doute est-ce le fil rouge qui lie la création de La Queens à la traduction de Hamlet (2012). Les deux pièces confirment sa fascination pour les moments oùles mots provoquent et révèlent les dérives et les ruptures.
Certes, lors de mon entretien d’embauche, il y a un quart de siècle, j’étais attirée par l’alternance des codes (« le franglais ») qui était le miroir de mon propre bilinguisme et d’un sentiment d’appartenance fluide. La musique des mots et la gamme des registres d’affect et de langue m’étaient irrésistibles. L’univers de Dalpé a toujours été un espace de collision entre l’amour et la colère, entre le sublime et le kitsch. Mais maintenant, je crois en fait que ma décision de parler de son théâtre s’explique non seulement par le dialogue des personnages, mais aussi par leur solitude. C’était le portrait nuancé que Dalpé offrait, et qu’il offre toujours, des gens qui doivent lutter contre toute attente. Aujourd’hui il m’est clair que Dalpé est le saint patron des underdogs. Sous le beatdes jurons et leur violence crépitante, il existe un véritable réservoir de complicité et de tendresse pour celui ou celle qui tente un gros pari
Stéphanie Nutting