Avant d’entreprendre cette tournée, j’ai consulté plusieurs livres et regardé des films pour avoir une meilleure idée de ce qui m’attendait en Chine. J’ai été surprise de découvrir que bon nombre des auteurs contemporains dont les livres ont alimenté mes recherches abordaient la Révolution culturelle, l’un des nombreux tournants majeurs ayant marqué la Chine. Les arts sont alors devenus un outil de promotion des avantages d’une société socialiste et, en une seule décennie – de 1966 à 1976, grosso modo –, d’innombrables vies ont été bouleversées et la musique, principal objet de mes attentions, a été transformée à jamais.
La musique occidentale a, par différents moyens, été complètement remplacée par des styles plus populaires : si l’opéra de Beijing récoltait les succès, les interprètes spécialisés en musique occidentale ont dû soit abandonner leur art soit être réduits à la misère. Je ne suis pas experte en la matière, mais de toute évidence, toute forme d’art perçue comme « élitiste » suscitait un mépris à la fois terrible et dangereux.
L’un des seuls bienfaits à émerger de ce vent de changement est que le gouvernement a envoyé des musiciens à la campagne avec pour mission de récolter, d’enregistrer et de répertorier des chansons populaires pour la postérité. Il faut cependant noter que les paroles de plusieurs de ces chansons ont été modifiées afin de mieux correspondre à la ferveur patriotique de l’époque, mais voilà une histoire pour un autre jour.
Le compositeur Xian Xinghai a échappé à cette période particulièrement pénible pour les musiciens de formation occidentale : il est décédé en 1945 à l’âge de 40 ans. Mais que serait-il advenu de lui s’il avait vécu à cette époque? Bien qu’il abordait des thèmes proches du pays et du peuple qu’il chérissait, il avait reçu une formation classique et occidentale – il était d’ailleurs le premier élève chinois à fréquenter le Conservatoire de Paris. L’État aurait-il su reconnaître la valeur de son art? Tout semble indiquer que oui : en 1939, lorsque la Chine fut prise d’assaut par le Japon, il composa une sorte d’appel aux armes sous forme de cantate. Il fut, en outre, reçu par Mao Zedong. Inspirée de thèmes et d’idiomes chinois, et créée grâce à des techniques occidentales, la musique de Xian Xinghai est le fruit d’une collaboration entre deux mondes.
Assise dans la superbe salle qui doit son nom à cet illustre compositeur, captivée par l’acoustique de la pièce où résonnaient les mélodies de Brahms, je me suis mise à penser à cette époque, il n’y a pas si longtemps de cela, où prendre place sur cette scène ou dans cette salle aurait été extrêmement risqué. C’est une réalité qu’il est difficile de concilier avec l’ovation spectaculaire qu’a reçue Pinchas Zukerman pour son interprétation du Concerto de Bruch…
Ce soir, la musique occidentale est à l’avant-scène et chacun peut en profiter.