L’Orchestre du Centre national des Arts, à 50 ans

Une réflexion de Winston Webber

« Le Centre doit avoir un cœur qui bat. » – Jean Gascon.

« Un bon orchestre est nécessaire. Un superbe orchestre serait plus pertinent. » [Traduction] – Louis Applebaum

Et, le 7 octobre 1969, dès les premières notes dramatiques de la Symphonie no 103 « Roulement de timbales » de Haydn interprétée par Ian Bernard, timbalier de 23 ans formé à Montréal, le Centre national des Arts avait un superbe orchestre, et plus encore. Dès le premier jour, la vision la plus chère des fondateurs du CNA était d’avoir des artistes interprètes en résidence – le fameux « cœur qui bat » de Jean Gascon, qui a donné vie et crédibilité à l’ensemble du projet. Depuis ce tout premier concert, la justesse de cette vision a été démontrée par le succès éclatant de l’Orchestre.

J’ai eu la chance d’évoluer au sein de ce merveilleux orchestre pendant 34 de ses 50 ans. Mes longues jambes et ma posture moins qu’idéale sont familières à près de deux générations de spectateurs d’Ottawa. Et eux me sont tout aussi familiers – je les regarde droit dans les yeux. Je détourne mon regard de la partition et, wow, il y a 2 000 personnes, juste là. J’ai vraiment la meilleure place de la salle.

Des performances particulièrement marquantes en 50 ans de concerts à la salle Southam, il y en a eu ! Par où commencer ? Si j’en mentionne une en particulier, les fidèles abonnés diront probablement à juste titre que j’ai oublié le VRAI concert par excellence, celui d’il y a 40 ans avec Beethoven... De mémoire, il y a eu d’innombrables interprétations de la Symphonie n° 7 de Beethoven, une spécialité de l’OCNA, chacune acclamée davantage que la précédente, et des performances vraiment époustouflantes, presque dangereuses, de la Symphonie n° 5 de Beethoven avec Gustavo Dudamel, Hannu Lintu et John Storgards. C’est une expérience palpitante que celle d’assister à un spectacle si intense qu’il y a un réel danger de casser quelque chose.

Mais c’est le tout premier concert, en 1969, qui doit occuper la place d’honneur parmi tous les autres – un jeune Mario Bernardi et un orchestre plus jeune encore montrant, en une nuit, que le panthéon des grands orchestres devait faire de la place pour en accueillir un autre. Et que dire des jeunes recrues... Au risque d’en nommer une au détriment des autres, je me permets de mentionner le premier hautbois, Rowland Floyd, arrivant sur scène pour la toute première répétition en costume d’apparat, portant une mallette Gucci et un parapluie Burberry, ressemblant à une idole et jouant comme un poète. Bien des années plus tard, Mario Bernardi était revenu diriger l’orchestre après une décennie d’absence. Rowland avait pris sa retraite depuis longtemps et le premier hautbois était, comme aujourd’hui, le brillant Charles « Chip » Hamann. Bref, Mario répétait Das Lied von der Erde de Mahler, célèbre pour son solo de hautbois, et Chip le joua aussi bien que quiconque ne le pourrait : un son saisissant, un phrasé exquis, une musicalité inégalée. Puis Mario arrêta l’orchestre, regarda Chip et dit : « Au fait, savais-tu que Rowland Floyd avait commencé à peindre ? »

Combien d’autres concerts ont donné à la vie tout son sens ? Encore une fois, au risque d’en omettre d’autres tout aussi méritoires : une prestation lumineuse de Pelléas et Mélisande en concert avec Gabriel Chmura en 1988 et une interprétation saisissante de Madama Butterfly en concert avec Franco Mannino en 1989, supérieures à tout enregistrement commercial; un Eugène Onéguine d’une beauté déchirante en 1983, ultime production du Festival Ottawa, avec la grande Lois Marshall dans sa dernière (seule?) apparition dans un opéra entièrement mis en scène; les visites du grand chef de chœur allemand Helmuth Rilling en 1987, avec son magnifique chœur, le Gächinger Kantorei, pour des prestations de la Passion selon saint Matthieu de Bach, de la Missa in Angustiis de Haydn et du Requiem de Mozart à Ottawa, à Montréal, au Kennedy Center de Washington et au Carnegie Hall; en 2002, une soirée incroyable d’Astor Piazzolla avec Franz-Paul Decker et le bandonéoniste Daniel Binelli, le plus grand d’Argentine, qui a ramené à ses amis l’enregistrement de l’émission de la CBC en disant que c’était le meilleur Piazzolla qu’il avait jamais entendu; et deux prestations de la Passion selon saint Matthieu de Bach avec Trevor Pinnock en 1997, dont on se souvient encore aujourd’hui comme des expériences marquantes, mais également divertissantes pour les participants lorsque Trevor, en commençant la première répétition avec le double chœur et le double orchestre répartis à gauche et à droite sur scène, dit avec humour : « vous, à gauche, si je vous désigne mais que c’est en fait à votre tour, vous, à droite, rappelez-vous simplement que je suis dyslexique. »

Loin de chez moi, sur un terrain de basketball converti à Kirkland Lake, j’ai vu des spectateurs sauter littéralement de leurs chaises pliantes dès le premier accord de Coriolan de Beethoven, tellement le son était impressionnant dans ce petit espace. Et j’ai vu 3 000 Allemands critiques et mélomanes à Leipzig refuser d’arrêter d’applaudir après une superbe interprétation du Concerto pour violon de Beethoven avec Pinchas Zukerman – après de nombreux saluts, nous avions tous quitté la scène, les lumières étaient allumées, mais ils ne voulaient pas rentrer chez eux. Il y a aussi cet homme d’affaires japonais impeccablement vêtu qui s’approcha de moi pendant que je prenais mon petit déjeuner à notre hôtel de Fukuoka, me demandant avec le plus grand respect quel était le merveilleux rappel que nous avions joué la veille (c’était le charmant Intermezzo de I Quattro Rusteghi de Wolf-Ferrari, dirigé par l’inimitable Franco Mannino). Je me souviens aussi de cette fois où le même inimitable Franco Mannino avait, pendant la longue cadence de Claudio Arrau dans L’Empereur de Beethoven, discrètement sorti sa montre de poche.

Ayant son siège dans la capitale nationale, l’Orchestre peut se voir confier des responsabilités particulières lorsqu’il se produit à l’extérieur de la ville. Au début de sa tournée de 2014 au Royaume-Uni pour commémorer le centenaire de la Première Guerre mondiale, alors que nous attendions nos bagages à l’aéroport d’Édimbourg, nous avons été choqués de voir tous les téléviseurs de l’aéroport montrer des scènes de chaos ici au pays. Une horreur – pendant que nous étions dans les airs, un soldat canadien qui montait la garde au Monument commémoratif de guerre avait été abattu par un terroriste. Nous avons tous utilisé un mois de données sur nos téléphones pendant la nuit, essayant désespérément de joindre nos familles. Le lendemain soir, à Usher Hall, nous avons eu l’honneur solennel, en tant que compatriotes canadiens, de dédier le premier concert de la tournée commémorative au soldat décédé, le caporal Nathan Cirillo et à tous ceux qui ont perdu la vie en protégeant notre merveilleux pays – le but de cette tournée, soudainement si près et personnel. Alors que nous jouions « Nimrod » d’Elgar en leur honneur, nous – et le public, tout aussi respectueux – contenions nos larmes.

Quelques années plus tard, dans un moment des plus mémorables, nous avons interprété la nouvelle œuvre de John Estacio inspirée d’un poème de Rita Joe, « I Lost My Talk », dans la Première Nation d’Eskasoni à l’île du Cap-Breton. C’était impressionnant, le poids de ce pan d’histoire indescriptible et l’espoir de réconciliation que ce concert portait sur ses épaules, avec brio par surcroît, grâce au talent artistique et au tact de notre excellent directeur musical Alexander Shelley, qui en a été le moteur. Et, dans une autre galaxie très lointaine, nous avons joué la magnifique (et longue...) trame sonore de John Williams au fil d’une projection du film Harry Potter à l’école des sorciers, et ce, pendant deux soirs au Centre Canadian Tire devant 10 000 fans de Harry Potter en délire. Mis à part le froid glacial du trajet à pied entre le Centre et l’aire de stationnement, c’était génial. Et, pour bon nombre de ces 10 000 personnes, il s’agissait peut-être de leur premier concert d’orchestre symphonique.

Pourquoi la musique a-t-elle tant d’importance ? Je ne sais pas, mais c’est ainsi. À son meilleur, la musique que nous jouons touche au sublime. Nous pénétrons dans le cœur des grands esprits et des grandes âmes ayant marqué des siècles d’histoire et, dans ces moments-là, la peur et la mortalité disparaissent. Des expériences inoubliables. Et ce qui est formidable, c’est qu’en tant que musiciens et spectateurs, nous les vivons ensemble. Ce brillant premier concert, il y a 50 ans, reste gravé dans la mémoire de certains d’entre vous qui sont ici avec nous ce soir dans cette magnifique salle. Aucun autre grand orchestre au monde ne peut dire cela. C’est quelque chose, non ?


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