Le 18 février 1942, le USS Truxtun et le vaisseau de ravitaillement qu’il escorte, le USS Pollux, surpris par une forte tempête hivernale, dévient de leur course et vont se fracasser sur les rochers de la côte sud-est de Terre-Neuve. Des centaines d’hommes périssent sur les deux navires. L’un des survivants est un militaire afro-américain de dix-huit ans du nom de Lanier Phillips.
Phillips, qui a survécu de justesse au naufrage, devient le premier homme de race noire qu’on ait jamais vu dans la localité de St. Lawrence (Terre-Neuve). Habitué au racisme dont il était la cible chez lui, son existence sera bouleversée par la gentillesse et la générosité que lui témoignent les résidents locaux.
Cet épisode a inspiré au dramaturge Robert Chafe et à la metteure en scène Jillian Keiley la pièce Oil and Water, une captivante histoire vraie de sauvetage, de renaissance et de salut.
Créée à St. John’s en 2011 par la compagnie Artistic Fraud de Terre-Neuve, la pièce a été présentée à Toronto et à Calgary, et dans plusieurs localités de Terre-Neuve-et-Labrador. Une récente tournée l’a emmenée à St. John’s, Halifax et London (Ontario) avant de faire escale au Centre national des Arts.
Jillian a choisi Oil and Water pour conclure la saison 2013-2014, sa deuxième à la direction artistique du Théâtre anglais. Nous lui avons posé quelques questions sur la création de la pièce, et sur l’importance de faire revivre cette histoire sur la scène nationale.
D’où vient Oil and Water? Comment la pièce a-t-elle été créée?
Robert et moi avons un ami commun à Terre-Neuve : Grant Boland, l’artiste visuel. Grant avait une exposition épatante de ses toiles que nous avons visitée, et nous étions tombés en arrêt devant un tableau intitulé « Incident at St. Lawrence », montrant des femmes qui essuyaient l’huile de fond de cale dont un groupe d’hommes étaient maculés. C’est alors qu’il nous a fait le récit du naufrage du Truxtun, et l’histoire a résonné en nous. Tout en nous racontant l’épisode, il nous a fait remarquer l’homme noir en arrière-plan qu’on débarbouillait comme les autres. Cet homme était Lanier Phillips.
Avant que Lanier Phillips ne relate si éloquemment son histoire, je crois que ce n’était qu’une autre de ces stupides « blagues de Newfies » – la femme qui essayait d’essuyer le noir sur la peau du Noir. Mais Robert se doutait que l’histoire véritable était bien plus riche, et quand nous avons commencé à faire nos recherches à ce sujet, il nous est vite apparu qu’elle n’avait rien de risible.
Chris Brookes, un membre du conseil d’administration d’Artistic Fraud, est un producteur radio primé. Des années plus tôt, il avait créé un merveilleux documentaire radio sur Lanier Phillips pour NPR; Robert a donc eu accès immédiatement à cet enregistrement. Depuis, nous avons eu la chance de communiquer avec les personnes à la source – ou très proches de la source – de tout le matériel et de l’inspiration de la pièce.
C’est l’histoire de Lanier Phillips, mais elle est racontée non seulement de son point de vue, mais aussi dans la perspective des habitants de St. Lawrence. Quelle a été l’importance de ce choix pour la pièce?
Lanier Phillips a parlé abondamment de ce que les habitants de St. Lawrence avaient fait pour lui, mais lui-même, à sa manière calme et confiante, a beaucoup fait pour cette collectivité et pour toute l’île de Terre-Neuve. Dans les années qui ont suivi le terrible naufrage, St. Lawrence et Terre-Neuve ont subi une longue période de tourmente et, dans bien des cas, ont essuyé du mépris. Lorsque Lanier a raconté publiquement son histoire, ce n’était plus une blague de Newfie : c’était un récit d’une poignante humanité. Les faits évoqués sont réels : beaucoup d’hommes, à St. Lawrence, avaient délaissé la mer pour aller travailler dans les mines. Les mines de Fluorspar qui venaient d’ouvrir tuaient rapidement et sans bruit. L’époux de Violet Pike, John, est mort dans la quarantaine, comme beaucoup de mineurs. Ce n’est pas l’histoire d’un fort venu en aide à un plus faible que lui. C’est l’histoire de quelqu’un qui luttait pour sa survie, et qui a reçu l’aide de quelqu’un d’autre qui luttait aussi pour sa survie.
La collectivité est importante, aussi, parce que l’histoire de Lanier n’est qu’un des nombreux drames qui se sont joués cette nuit-là : la population de St. Lawrence et celle de Lawn, la localité voisine, ont lancé une vaste opération de sauvetage et ont tout risqué pour sauver ces hommes.
La production a été présentée dans plusieurs villes du Canada. Quel a été l’accueil du public?
C’est la troisième version de la production, et je crois que c’est la meilleure. Nous avons créé la pièce originale il y a quatre ans, et nous avons instauré un processus qui nous permet de la peaufiner après chaque tournée. Sarah Garton Stanley, la directrice artistique associée du Théâtre anglais du CNA, est venue voir chaque mouture de la production, et elle nous aide chaque fois à améliorer le spectacle. Dans cette nouvelle tournée à Halifax, London, St. John’s et maintenant Ottawa, la réaction n’a jamais été aussi bonne. J’y vois la preuve que notre démarche est la bonne – toujours tâcher de faire mieux.
Quel message aimeriez-vous que les auditoires retiennent de la pièce?
Je ne crois pas que Violet Pike ait jamais compris à quel point, en faisant ce qui lui paraissait nécessaire, elle avait touché Lanier au cœur. Mais Lanier, qui a vécu jusqu’à l’an dernier, avait tiré de son expérience la conclusion que les êtres humains sont ce qu’on leur enseigne – que ce que nos parents et nos entourages nous ont appris détermine si nous sommes ignorants ou non. Il avait compris qu’on nous apprenait à craindre les autres et, surtout, qu’on nous inculquait ce que devait être l’ordre naturel des choses. Violet Pike a appris à Lanier qu’il n’y a pas d’ordre naturel. Les choses ne sont pas ce qu’elles sont parce qu’elles le doivent.
La saison 2013-12014 a été marquante pour le Théâtre anglais. Quels sentiments vous inspire le fait de conclure la saison avec un spectacle aussi proche de vous personnellement?
Je suis très fière de l’Ensemble 2013-2014 et de toute la saison du Théâtre anglais. Les auditoires ont été formidables. Ils m’ont transmis des commentaires très éclairants qui ont vraiment contribué à orienter ma réflexion sur la prochaine saison, la compagnie, le CNA et la ville d’Ottawa.
Ce spectacle en particulier signifie énormément pour moi, bien sûr, mais surtout, il ajoute un élément unique à la saison. Avec sa musique vocale interprétée sur scène a cappella, sa mise en scène hors du commun, et son cœur pur et ouvert, je crois que c’est un point d’orgue idéal à la saison que nous venons de vivre.