Ce texte est paru dans le Cahier Huit (hiver 2016) des Cahiers du Théâtre français.
À ma première lecture du roman, je manque de souffle. Est-ce à cause de cette image – une main, telle une araignée, qui, dans un ralenti subtil, pose ses doigts sur la carabine – ou alors parce que mes yeux cherchent le point d’arrivée, de repos, de la fin de la phrase ? Je n’ai pas trouvé le rythme du texte, pas encore. Et si, justement, ma lecture devait transcender la partition du texte – comme au théâtre ? Je reprends, à voix haute cette fois. Ça y est : me voilà plongée, in medias res, au cœur de l’action :
Le geste de la main dont la peau cuivrée paraît pourtant pâle, presque blême, contre le bois sombre, poli et lisse
évoque tout à coup l’araignée qui de sa parfaite immobilité se meut soudain, ses fines pattes tâtant les fils à peine visibles de la toile gluante dans laquelle s’est prise la proie qui se débat, frénétique et affolée,
lorsque ses longs doigts effilés, d’un lent mouvement continu et gracile, se redressent les uns après les autres, se tendent et puis reviennent, se replacent, se referment, chacune de ses articulations étreignant mieux ainsi le métal froid de l’arme
tout près, le mamelon minuscule et dur se dresse dans l’air frais du petit matin comme une pousse neuve pleine de sève,
puis l’épaule droite se lève afin que la crosse remonte et puisse se nicher plus solidement dans le creux de celle-ci, posée pour le contrecoup ;
maintenant la tête se penche, une joue frôlant mais sans toucher à la carabine, et puis c’est comme si le visage se scindait en deux […]
(Incipit du roman de Jean Marc Dalpé Un vent se lève qui éparpille, Prise de parole, 1999.)
Du texte à la scène
Dès le début, il était évident pour nous (Geneviève Pineault, Alice Ronfard et moi) que le roman de Dalpé pouvait être adapté pour la scène. En raison de sa texture, de son rythme, de son oralité ; en raison des voix qui, chacune, nous racontent leur version de l’histoire, du drame qui s’est joué une certaine journée du mois d’août. D’abord, Marcel Collin, aveuglé par son amour pour Marie, mais surtout par sa colère envers Joseph, l’oncle et père adoptif de Marie, qui n’a pas pu résister à son désir pour elle, qu’il va tuer. Puis Rose, la femme de Joseph, se rappelant la note trouvée lui ayant appris ce qui s’était passé entre son mari et la jeune fille de dix-sept ans tout juste partie, revoit sa haine et sa rage qui lui ont permis de survivre jusque-là, mais qui la quittent petit à petit. C’est Joseph qui témoigne de l’intensité de son désir incestueux pour Marie, de sa rage folle devant son départ et son désir de la retrouver jusqu’à ce qu’une balle de vingt-deux vienne mettre fin à son tourment. C’est Marie, enfin, dix ans plus tard, qui ne s’explique pas pourquoi elle a agi comme elle l’a fait. La force de ce texte, c’est le tissage de ces voix – celle d’un narrateur omniscient qui se fond, parfois presque imperceptiblement, avec celles des monologues intérieurs des personnages, monologues d’où surgissent parfois des bribes de paroles ou de dialogues.
ROSE
Temps.
Mais j’y arrive plus Voyez-vous Seigneur ?
On dirait que j’y arrive plus
Pis si je lui pardonne, Seigneur Si je lui pardonne, est-ce que Vous Vous m’pardonnerez ?
mais à mesure qu’elle se dit ça, les mots se vident de leur sens sans disparaître pour autant
et en plus des mots, il y a maintenant les photos (celles de lui et de sa colère à elle) qui pâlissent, et elle sait que bientôt elle ne pourra plus les reconnaître Mais ça c’est l’oubli pas le pardon Non c’est pas le pardon C’est juste l’oubli Ou est-ce que c’est ça le pardon, Seigneur ? parce qu’au fond, oui, peut-être que le pardon n’est que ça : laisser le temps, l’usure du temps, effacer l’outrage et l’insulte
(mouvement II, scène 2)
Du moins, le passage du texte lu sur la page au texte récité allait de soi – Jean Marc Dalpé nous l’avait d’ailleurs prouvé, deux fois plutôt qu’une, en lisant son roman à voix haute lors de soirées mémorables. Pourtant, il a choisi la forme romanesque plutôt que le théâtre ; elle lui permettait de développer davantage la psychologie des personnages, de nous faire vivre l’action, teintée par leurs émotions, de l’intérieur. Alors pourquoi adapter le roman pour la scène ?
Pourquoi pas.
D’une part, le théâtre était déjà présent dans l’écriture avec deux personnages qui interviennent à la fin de chaque chapitre, tel un chœur dans la tragédie grecque, expliquant ou commentant l’action. Qui sont ces deux personnages qui dialoguent entre eux ? Des villageois ? Anonymes, incarnant une sorte de sagesse populaire, ils se posent les mêmes questions que l’on pourrait se poser. De plus, ils y répondent, éclairent les zones d’ombre laissées par les personnages.
VILLAGEOIS 1
Y a des lois. Des lois qui, même si elles étaient écrites nulle part, seraient des lois pareil.
VILLAGEOIS 2
Comme…
VILLAGEOIS 1
Comme pas s’envoyer en l’air avec son sang. Tu t’envoies en l’air avec ton sang, tu finis toujours par te faire punir.
VILLAGEOIS 2
Toujours ?
VILLAGEOIS 1
Comme dans les histoires, t’sais, les vieilles histoires, là… T’en rappelles ?
VILLAGEOIS 2
Quelles histoires ?
VILLAGEOIS 1
Les vieilles histoires des Grecs.
(chœur III)
D’autre part, le passage à la scène permettait de mettre en relief l’oralité du texte. Mais pour respecter le projet d’écriture – non pas montrer des personnages en action et en situation de dialogue, mais des personnages qui se souviennent, racontent et revivent un moment qui a bouleversé leur vie –, il fallait rester fidèle au texte, c’est-à-dire conserver sa forme narrative et en respecter la ponctuation. La première étape, crève-cœur, a consisté à couper le texte (trop long pour la scène). Pour le théâtraliser, il a suffi d’attribuer à chacun des personnages une part du texte : Marcel, Rose, Joseph et Marie acquéraient ainsi une dimension supplémentaire en devenant tour à tour les narrateurs non seulement de leurs souvenirs, mais aussi, en partie, de ceux des autres.
Raconter ce dont on se souvient… et ce que l’on invente
Dans le roman de Dalpé, Marcel avec sa carabine et sa rose tatouée, Rose et ses souliers blancs de lointaines Pâques, Joseph et son pick-up rouge flambant neuf ainsi que Marie et ses dix-sept ans, mus par des passions violentes qu’ils ne contrôlaient pas, ont agi comme s’ils n’étaient pas maîtres de leurs gestes. Comme tout personnage tragique, ils ont obéi à une pulsion qui les dépassait et ont été le jouet du destin. Ces personnages, tour à tour, se souviennent de ce qui s’est passé et ils disent la violence qu’ils ne peuvent montrer – comme au théâtre.
Raconter, oui, mais quoi ? Que s’est-il passé en ce jour du mois d’août ? Et pendant cet été des dix-sept ans de Marie ? Et dix ans plus tard au bord de la rivière Waba ?
Un vent se lève qui éparpille raconte l’histoire d’une transgression, un moment tragique vécu dans le souvenir par les personnages à travers le prisme de leurs émotions – amour, désir, haine, rage, colère. Mais c’est aussi une histoire qu’ils construisent au fil de leur monologue intérieur, « [p]arce que si les souvenirs sont les traces de ce qui s’est passé, la mémoire n’est peut-être qu’une fiction qu’on recrée avec le peu qui nous reste, une fiction qu’on recrée au présent et pour le présent » (mouvement I, scène 5).
MARIE
Un jour, ce qu’on invente, ce qu’on fabrique, on ne se souvient plus de l’avoir fabriqué et sans vraiment s’en rendre compte, on se met à ajouter des détails, à en altérer d’autres, et finalement on se met à changer de grands bouts, non pas pour tromper celui qui nous écoute mais tout simplement parce qu’un jour, le raconter devient plus important que de s’en souvenir
(mouvement I, scène 8)
« Le raconter ». Le raconter à plusieurs voix pour en montrer toutes les facettes, tous les points de vue, toute l’intensité. Le raconter pour l’exorciser – la catharsis. Voilà ce que font les personnages sous nos yeux, peut-être pour tenter de comprendre comment, sous l’effet du vent – métaphore des pulsions et des passions qui les ont habités et ont réussi à sourdre –, leur vie a pu voler en éclats.