≈ 1 heure et 30 minutes · Sans entracte
Dernière mise à jour: 30 janvier 2023
Cabaret Noir est à la fois une grande célébration autour du concept de la négritude et un espace pour ne pas se laisser encapsuler et essentialiser par la construction limitée de cette noircité, de cette sombritude.
Puisqu’il n’est pas possible d’échapper à notre corps, pourquoi ne pas honorer cette condition, cette identité, ce fardeau, cette beauté. Avec ce terrain de jeu qui nous est offert, à la fois champs de coton et arène de cirque, entre essai et cabaret, on se lance z’yeux fermés, poings levés.
Grand-messe, happening et plaidoyer, Cabaret Noir est un clin d’œil à la désinvolture de Cabaret Neiges Noires et à l’insouciance des bals nègres du Paris des années 30.
On se joue des clichés, du folklore, des préjugés. On convoque les mots de Frantz Fanon, de Nina Simone, de Dany Laferrière et de Spike Lee. On laisse le discours se construire et se contredire.
On y observe comment une enveloppe corporelle a le pouvoir d’aiguiser les instincts et de dicter les destins.
À une époque où l’on peut prétendre tout à la fois à la trajectoire de George Floyd et celle de Barack Obama, Cabaret Noir est un espace profane et sacré pour réclamer le droit de se dire, de se raconter, de s’inventer et, ultimement, ne pas se laisser définir par une quelconque autorité.
Le spectacle a été créé le 13 avril 2022 à l’Agora de la danse, à Montréal.
Mot de Mélanie Demers
Petite, je vivais dans un quartier mal famé. Quelque part entre le zoo et la prison de Québec. Il faut croire que les cages m’ont inspiré un désir de liberté. J’adorais aller sur le parking du Jardin zoologique et nourrir les goélands avec du pain blanc. En mode bonheur modeste. Mère et fille, seules, ensemble et soudées. Nous étions à jamais ma menotte dans sa main. Elle, blonde aux yeux bleus. Moi, noire aux yeux noirs.
Quand les salauds du coin me traitaient de crisse de négresse, ma mère me rappelait que j’avais de la chance d’avoir le sang mêlé. Regarde les chiens pures races, me disait-elle. Ce sont eux qui meurent en premier. Les bâtards, comme toi, continuent de rôder.
Ce n’est plus bien vu de nos jours de discourir sur la race en faisant des amalgames douteux avec les animaux. Mais on a la sagesse qu’on peut et depuis, je prends fierté à mon exquise bâtardise.
Depuis, je célèbre en toute chose cette peau. Je m’enorgueillis de ce manteau duquel on ne peut s’échapper. Parfaitement drapée. Je suis désormais noire et verticale. Cependant, même tannée par les regards, les hostilités, les insultes, les hontes, les cruautés, ma cuirasse n’est pas pare-balles.
C’est pour ça que j’ai créé une petite escouade. Ensemble, on se faufile l’un dans l’autre. On tisse nos histoires. On déverse notre fiel, certes. Mais on vous le redonne en petits pots de miel. On trace de nouvelles mappes. On revisite nos géographies.
De Port-au-Prince à Rivière-des-Prairies. De l’île de Gorée à l’île d’Orléans. De Saint-Henri à Saint-Domingue. Nos corps entrecroisés comme un infini paysage à cartographier.
Impossible mission. Impossible traversée. Impossible cosmogonie.
Et pourtant. Tant d’heures à essayer d’étancher nos soifs Barbancourt, comprendre nos mystères et lécher nos plaies, s’il vous plaît.
D’abord en secret. Et maintenant, pour vos yeux seulement. Nous étalons nos corps. Nous les ouvrons. Comme une vivisection. À froid et à chaud. Nous disséquons nos maux. Nous observons le pouls, le pus, le sang. Délectable fascination pour la chose du vivant.
Et en citant les grands, en entonnant les chants, en puisant dans les souvenirs d’enfants, en invoquant les ancêtres, en réclamant chaque petit millimètre, en nous innervant d’une nouvelle mythologie, nous prétendons à quelque chose comme un renversement, une refonte, une carte du ciel accidentelle. Et, sans autre forme de procès, ce soir nous ajoutons Bâtard, comme treizième signe de l’astrologie.
par Angélique Willkie
Performeuse, chanteuse, pédagogue et dramaturge œuvrant dans les milieux de la danse et du cirque, Angélique Willkie est professeure associée au Département de danse contemporaine de l’Université Concordia et doctorante en Études et pratiques des arts à l’UQÀM. En petite luciole, elle dépose un regard lucide sur l’œuvre et sur le monde.
George Floyd
Si on n’avait pas tué George Floyd, nous n’aurions même pas cette discussion. Soyons clair·es. En tant qu’amie, en tant que collaboratrice, que dramaturge, voir l’évolution dans la démarche de Mélanie, l’impact sur celle-ci de tous ces événements liés à la pandémie, au fait d’être une femme noire, d’être mère, de naviguer dans une discipline essentiellement blanche, ce n’est pas anodin. Je crois que le spectacle tombe à un moment où il y avait déjà un changement pour elle dans ce qu’elle cherchait à faire, et dans ce qu’elle avait à dire.
Black Studies
Cette fois-ci, mon rôle est de valider que ce qui est sorti de cette rencontre d’artistes, en soi, est valable, vaut le coup d’être partagé et ne demande pas à être peaufiné selon des critères imposés par d’autres. Le côté théorique que j’apporte, avec un œil sur la dramaturgie et un pied dans les Black Studies, aide ces artistes à sentir qu’ils sont en train de raconter quelque chose.
Multiplicité
Ce que je trouve fort, c’est la multiplicité des points de vue. L’intersectionnalité est très présente. Réunir ces gens qui proviennent de disciplines et d’origines ethnoculturelles différentes, ça fait bouger des choses. Nous sommes dans nos différences, entre nous, personnes noires sur un plateau, face à un public qui sera majoritairement blanc. On ne peut pas faire abstraction de cette majorité-là.
L’expérience d’être Noir·e
Le but n’est pas de transformer mais de préserver ce qui est sorti de la résidence au Prospero, de l’amplifier sans le transformer. Il faut rester fidèle à ce que ces personnes-là, réunies sous l’œil de Mélanie, ont pu générer. C’est une autre manière de réfléchir. Le contenu a été généré par ces artistes, pour eux et elles, et éventuellement pour d’autres gens noirs. Le contenu, la manière de le présenter, ça vient de l’expérience d’être Noir·e dans un contexte minoritaire. On se demande : comment est-ce qu’un public essentiellement blanc agira? Et d’un coup on se dit : on s’en fout.
Sans censure
Nous avons pensé dans un sens décolonial. Comment créer de l’intérieur et imposer nos propres critères sur ce qui émerge par rapport à la justesse, l’esthétique, le contenu? Qu’est-ce qui est ok de dire? Qu’est-ce qui ne l’est pas? Est-ce que les gens vont aimer, est-ce qu’ils vont être sensibles à ça? Et qu’est-ce qui se passe si on ne se censure pas? Qu’est-ce qui se passe si ce qui est généré par ces artistes noir·es est considéré valable en tant que tel, sans avoir à être filtré pour que ça devienne plus digeste pour qui que ce soit?
Urgence
Il y a cette urgence-là, une capacité d’improviser, de ne pas se figer à une forme, d’être dans une certaine fluidité. Certain·es diront que Merce Cunningham a déjà fait ça, oui, c’est sûr, mais les esclaves aussi ont fait ça, pendant très longtemps, et pour survivre. Fred Milton, un penseur afro-américain et poète, nous parle de la fugitivité. Le fait d’être tout le temps fugace génère cette esthétique : une façon de bouger, une capacité d’être en alerte tout le temps, donc en improvisation tout le temps. Ça fait partie de la survie des communautés noires en Amérique du Nord.
Ensemble
Dans la scène du banquet, à la fin, il y a plein de stéréotypes qui sont montrés, mais les artistes noir·es s’y retrouvent. Sans nous enfermer dans quoi que ce soit, il faut reconnaître que parfois il y a un brin de vérité dans les choses qui sont plaquées sur nous. La différence, c’est que les évoquer entre nous n’a pas le même sens – le même poids – que quand on nous les impose.
Ce texte est tiré du livret produit par MAYDAY et réalisé grâce au soutien de l’Agora de la danse et de Canadian Stage.
MAYDAY : appel de détresse principalement lancé par les bateaux et les avions. Terme utilisé depuis le début du 20e siècle, probablement emprunté du français « Venez m’aider! »
Chorégraphe et directrice artistique de MAYDAY, Mélanie Demers fait de la scène une tribune où questionner le rôle de l’artiste et du théâtre, un espace où réfléchir collectivement au sort du monde et des individus. Sans adopter de ton accusateur ni céder à un défaitisme stérile, elle tire la sonnette d’alarme en mettant en lumière les zones d’ombre de la condition humaine. Résolument engagées, ses œuvres sont à la fois des appels au secours et une invitation à la transformation. C’est pour cela qu’elle a nommé sa compagnie MAYDAY : elle entend dans ce cri l’espoir autant que la détresse.
Depuis sa fondation en 2007, MAYDAY se veut une plateforme d’échanges et de réflexion pour les artistes dont s’entoure Mélanie Demers. Ils viennent de Montréal, port d’attache de la compagnie, ou d’ailleurs dans le monde, et sont aussi éclatants qu’éclectiques. Ici, la maturation de l’œuvre est le fait d’un acte collectif. On y retrouve une « physicalité », un rythme et une accumulation d’images propres à MAYDAY qui trouvent résolution dans la rencontre avec le public. Inspirée par les vents de la créativité qui soufflent en divers endroits de la planète, MAYDAY produit des œuvres singulières qui témoignent d’une grande liberté d’esprit et de préoccupations très contemporaines.
Pour plus de détails sur la compagnie, visitez le site https://maydaydanse.ca/
Artiste multidisciplinaire, Mélanie Demers fonde à Montréal la compagnie MAYDAY en 2007, explorant le lien puissant entre le poétique et le politique. Les œuvres Les Angles Morts (2006), Sauver sa peau (2008), Junkyard/ Paradise (2010) et Goodbye (2012) ont toutes été créées dans cette perspective. Avec MAYDAY remix (2014), elle approfondit son exploration de la transdisciplinarité avec une œuvre hybridant les formes. Sa fascination pour les mots et les gestes se cristallise avec WOULD (2015), qui remporte le prix CALQ de la meilleure chorégraphie. En 2016, Mélanie Demers entame un nouveau cycle de création avec Animal Triste et Icône Pop. Puis en 2017, Mélanie Demers répond à l’invitation du Skånes Dansteater de Malmö (Suède) pour la création de la Something About Wilderness en collaboration avec Laïla Diallo.
Après avoir mis au monde l’ambitieux projet de relai chorégraphique Danse Mutante, c’est au tour de La Goddam Voie Lactée, Confession Publique en 2021 puis de Cabaret Noir en 2022 de prendre la lumière. À ce jour, Mélanie Demers a chorégraphié plus de trente œuvres et a été présentée en Europe, en Amérique, en Afrique et en Asie.
Le Groupe de la Veillée, l’Agora de la danse et le Théâtre français du CNA. MAYDAY a bénéficié d’une résidence de création du Théâtre Prospero et de l’Agora de la danse.
Carmen Jolin, Francine Bernier, Mani Soleymanlou et toustes nos généreux·ses coproducteurs·trices et collaborateurs·trices. Timothy Rodrigues. Et merci aussi à toutes les lignées d’ancêtres, d’artistes, d’activistes auxquelles nous sommes allés puiser.
Alliance internationale des employés de scène et de théâtre