≈ 1 heure et 20 minutes · Sans entracte
Dernière mise à jour: 24 octobre 2022
« Faire silence pour entendre quelque chose de beau »
– Aalaapi en inuktitut
Aalaapi | ᐋᓛᐱ est un projet hybride qui allie théâtre et création radiophonique. Sur scène, deux femmes originaires du Nunavik, Nancy et Olivia, habitent leur quotidien devant nos yeux, quotidien qui porte en son cœur le médium radiophonique, véritable fil rouge de leur existence.
À travers la radio qui trône au centre de leur maison et qui occupe une place cruciale dans les communautés nordiques, un documentaire sonore leur parvient et nous parvient à la fois, nous immergeant au nord du 55e parallèle à travers ses sons, ses silences et les voix de cinq jeunes femmes qui sont issues de ce territoire. Les deux femmes sur scène se font donc raconter le Nord par les sujets du documentaire, interagissant même parfois avec lui.
Audrey, Samantha, Louisa, Mélodie et Akinisie partagent leur vie entre le sud et le nord. Pendant huit mois, elles ont accepté de se raconter au moyen d’un documentaire radiophonique sculpté à même leurs réflexions, leurs paroles, leurs silences. Aalaapi | ᐋᓛᐱ est un écho du nord, de son passé, mais surtout, de son présent, à travers les sensibilités de ces amies. Aalaapi | ᐋᓛᐱ est surtout une double promesse : que ce projet sonore parle d’elles, et qu’elles soient entendues.
Laurence Dauphinais et Marie-Laurence Rancourt réunissent un collectif d’artistes multidisciplinaires, inuits et non inuits, pour la création de ce spectacle singulier. Aalaapi | ᐋᓛᐱ fait place à l’imagerie sonore et plonge le spectateur-auditeur au cœur de la vie des jeunes femmes dans une formule qui révèle la puissance de leur parole, de leurs histoires et de leur devenir. Ensemble, elles écrivent une radio à la fois imprévisible, surprenante et touchante. La création théâtrale, portée par les interprètes Nancy Saunders (Niap) et Olivia Ikey Duncan, entre en dialogue avec le documentaire dont elle est issue, renouvelant l’expérience sonore en y adjoignant d’autres disciplines.
Aalaapi | ᐋᓛᐱ reflète l’envie de ses créatrices et créateurs de se positionner à contre-courant des images souvent véhiculées sur le nord. D’ouvrir une porte sur un univers affranchi des clichés et des idées préconçues. C’est une possibilité de rencontre, au sein même de l’équipe et avec le public. C’est une invitation à écouter pour mieux regarder. C’est une communion par le pain et par le son.
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Le Collectif Aalaapi porte le projet Aalaapi | ᐋᓛᐱ. Le spectacle ayant été créé grâce à la contribution significative de chacune des personnes impliquées, l’appellation du groupe vise la reconnaissance de l’aspect premier et essentiel de la création, soit son caractère collectif.
Cet entretien a été réalisé par le Festival TransAmériques (FTA) à l’occasion de la présentation du spectacle en mai 2020.
Aalaapi met en scène des femmes inuites présentées pour ce qu’elles sont avant d’être des représentantes de leur identité inuite. En quoi est-ce important?
Nancy Saunders (Niap) : Il faut sortir de l’idée selon laquelle l’Inuit est un chasseur-cueilleur stoïque. C’est aussi un homme d’affaires, un artiste, un travailleur social, une mère monoparentale, des gens modernes qui voyagent.
Selon moi, on a besoin à la fois d’embrasser notre culture traditionnelle et la modernité, de connaître notre propre histoire pour comprendre nos parents, ce qu’ils ont vécu, avoir une vision éclairée pour anticiper l’avenir et en sortir plus fier.
Plus il y a une représentation réelle des Inuits modernes, moins les Inuits vont subir de préjugés. Comme je suis moi-même à moitié inuite et à moitié québécoise, j’ai été victime de discrimination parce que je ne suis ni assez blanche ni assez inuite. J’ai éprouvé de la honte et de la haine face à ma culture quand j’étais enfant, puis j’ai réalisé son importance et ça m’a sauvé la vie.
Beaucoup de travailleurs viennent dans le Nord avec peu de connaissances de notre culture. On assiste à une chorégraphie dont personne ne connaît les pas. Il faut arriver en sachant qu’on ne sait rien de l’autre pour avoir un bel échange.
En tant qu’artiste, je veux jeter ce pont entre mon peuple et l’extérieur pour essayer de sensibiliser les gens aux problèmes qui existent chez nous, mais aussi ramener ce que j’apprends pour encourager mon peuple à avancer. Aalaapi offre une belle représentation du Nord, mais il ne faut pas oublier que le Nord, c’est également énormément de problèmes sociaux dont mon peuple souffre. Aalaapi permet d’entamer une conversation.
Aalappi est d’abord un projet de documentaire radio. Pourquoi avoir choisi la radio pour exposer ce récit de jeunes femmes habitées par leur expérience du Nord?
Laurence Dauphinais : La radio a une fonction importante et particulière pour les Inuits. C’est un liant social qui permet à chacun de transmettre des messages – qui vont jusqu’à annoncer qu’on a perdu ses clefs! Le projet parle d’écoute et de silence, d’un autre rapport à l’image. Passer par le son permet de déjouer nos biais cognitifs.
Marie-Laurence Rancourt : La radio est extraordinaire ; elle enregistre la voix et les silences. La pensée en train de se faire. La voix nous trahit en ce sens qu’elle dispose d’une densité qui demande à être dépliée, fouillée. Le documentaire intègre certes une réflexion sur le Nord, mais va bien au-delà : il suggère une réflexion puissante sur notre époque et déborde ainsi du contexte nordique.
C’est une réflexion sur ce que ça signifie de prendre la parole et d’être entendu. Ce qui se glisse dans les voix des filles du documentaire, entre chacune de leurs paroles, a autant d’importance que ce qui est dit, et c’est là que la radio se révèle puissante : il y a beaucoup d’informations dans les hésitations enregistrées, les doutes, les ellipses.
C’est aussi à être attentif qu’invite Aalaapi. On a pris aujourd’hui l’habitude, selon moi erronée, de dire que la radio est le médium de la parole, mais il s’agit aussi d’un moyen de communication propice à l’écoute.
J’ai tenté de me taire, de céder ma place, d’écouter. Chaque parole du documentaire m’est précieuse. J’ai l’impression que toutes les voix puisent une partie de leur force dans l’indicible et qu’elles en tirent une véritable profondeur.
Comment la question de la légitimité de représenter le Nord en tant que personnes blanches s’est-elle posée?
Laurence Dauphinais : Nous nous posions cette question à chaque instant. C’était exigeant, mais nécessaire. Il fallait constamment s’assurer de collaborer dans le respect et dans une forme d’horizontalité, de s’adapter autant aux gens qu’eux à nous.
L’importance pour les communautés nordiques de se réapproprier les formes d’expressions culturelles traditionnelles qui leur ont été volées ou interdites est clairement apparue. Le pouvoir étant au Sud, il me semblait nécessaire que les cultures du Nord y soient représentées.
Je voulais travailler dans une perspective d’empathie plutôt que de rester dans l’ignorance. On souhaitait toutes sortir des représentations sensationnalistes et stéréotypées du Nord.
Nous avons conçu une scénographie composée d’une maison avec une fenêtre derrière laquelle vivent deux femmes inuites ; ce dispositif nous donne accès seulement à certaines choses, comme une métaphore du travail nécessaire pour avoir accès à une culture étrangère. Par exemple, quand les actrices font du chant de gorge dans la maison, on les entend, mais on ne les voit pas.
Elles ne le font pas pour le spectacle, mais pour elles-mêmes. Le défi était d’arriver à créer une rencontre entre le public et elles pour favoriser un relâchement et une précieuse disponibilité.
La pièce nous a permis de remettre en question ce que sont le théâtre québécois et le Québec aujourd’hui, en intégrant la réalité de gens qui partagent un territoire bien qu’ils aient un bagage et des intérêts complètement différents. La culture francophone dominante a été oppressive pour certaines personnes. C’est notre devoir de se responsabiliser relativement à cette réalité.
[Les extraits suivants sont issus du documentaire radiophonique, diffusé tout au long de la pièce, agissant comme le personnage principal du spectacle.]
SCÈNE 5
Immensité du paysage nordique.
En studio, Putulik continue d’animer son émission.
Putulik.
I have to talk…
ᑐᓴᐅᑎᒃᑫᔨᐅᓯᒻᒥᔪᖓ. ᐳᑐᓕᒃ ᐃᓕᓰᑦᑑᕗᖓ.
ᒫᓐᓇ, 12:09, ᐅᓐᓄᓴᒃᑯᑦ. ᐅᓪᓗᒥ-August 1, 2018- ᐱᖓᔪᐊᓂ.
ᑐᖕᖓᓱᕆᑦᓭ!
Je serai votre hôte à nouveau aujourd’hui, mon nom est Putulik Ilisittuk…
En ce moment, il est midi neuf. Bonjour. Nous sommes le premier août deux-mille-dix-huit.
Soyez les bienvenus.
Les voix des jeunes femmes se superposent à la musique et aux propos de Putulik.
Akinisie.
ᑐᓴᐅᑎᒃ
Tusautik.
Tusautik… c’est la radio, la place qu’on entend les choses.
Audrey.
En inuktitut, radio se dit tusautik.
Akinisie.
Quand il y a les hommes qui ne retournent pas de chez… hunting, la radio est ouverte. Même si c’est la nuit…
Les sons de la radio installent la nuit, épaisse et tissée d’échos.
SCÈNE 6
Les cinq jeunes femmes sont toujours en forêt, en hiver, dans le sud du Québec.
Samantha.
Liberté?
Marie-Laurence.
C’est quoi la liberté?
Louisa.
Freedom…
Samantha.
Faire des choses que tu veux.
Mélodie.
La liberté, c’est comme être conscient de soi-même.
Louisa.
Liberté?
Mélodie.
What do you think?
Louisa.
Quand quelqu’un s’occupe de ma petite.
Rires.
Mélodie.
C’est vrai, c’est une forme de liberté.
Samantha.
Akin, any kind of freedom…
Akinisie.
Je pense à rien…
Sara.
I wanna be free out in the world. But no time… It’s no time for free.
Lentes ponctuations musicales de basses douces et profondes.
Le texte Aalaapi : faire silence pour entendre quelque chose de beau est publié à l’Atelier 10, dans la collection « Pièces ». Vous pouvez vous le procurer en version numérique ou papier en cliquant ici.
Producteur du documentaire sonore
Magnéto est un organisme de création qui se consacre à la conception, la réalisation et la diffusion de créations radiophoniques en format balado. Cofondé en 2016 par Marie-Laurence Rancourt et Zoé Gagnon Paquin, l’organisme contribue à la reconnaissance d’un cinéma pour les oreilles au Québec et à travers la francophonie. Magnéto, qui regroupe une majorité d’auteurs et d’artistes, conçoit des documentaires, des fictions, des parcours sonores, des entretiens longs, des portraits – et plus encore. Magnéto aime toucher les auditeurs en faisant résonner les idées, la culture et les histoires, tout en participant à renouveler l’écriture radiophonique, les formats et les sujets traités par le médium. Son travail participe de la reconnaissance de l’art radiophonique à titre de discipline à part entière qui, bien qu’elle emprunte certains termes à la littérature, au cinéma et à la peinture, présente ses propres spécificités et singularités.
Magnéto conçoit, réalise et diffuse ses propres projets de créations sonores, se proposant de donner à entendre le monde différemment à travers une diversité de formes, de sujets et d’esthétiques. Magnéto collabore également avec plusieurs organismes, entreprises et institutions partenaires pour lesquelles il conçoit et distribue des balados.
Producteur délégué du spectacle
Fondée en février 2012 par Jérémie Boucher, Dany Boudreault et Maxime Carbonneau, La Messe Basse est une compagnie dédiée aux créations qui explorent les matériaux inédits au théâtre, décloisonnant ainsi la pratique théâtrale conventionnelle au Canada et à l’étranger.
Avec une approche queer, La Messe Basse est une compagnie qui mise sur l’interaction entre le théâtre et différents médiums pour trouver de nouveaux langages qui redéfinissent les limites de ses œuvres. Une approche queer consiste à résister à toute définition figée et essentialiste du genre et de la société, en incluant une pluralité de points de vue au sein des processus. Les spectacles de La Messe Basse s’adressent à un public large, issu de tous horizons.
Exploratrice d’univers parallèles
Comédienne, autrice et créatrice multidisciplinaire, Laurence Dauphinais affectionne tout particulièrement les collaborations. Elle plonge, cœur au poing, dans les univers qui suscitent le dépaysement et questionnent nos repères affectifs et sociaux. Elle est artiste associée à La Messe Basse, un précieux espace d’exploration où elle peut développer sa voix. Elle a été de la cocréation du iShow, dont la bougie d’allumage a été un Laboratoire du Théâtre français du CNA. C’est là qu’elle a rencontré Maxime Carbonneau qui deviendra son fidèle collaborateur. Ensemble, ils créeront Siri, puis Dans le nuage, qui deviendra Si jamais vous nous écoutez, deux spectacles qui questionnent la manière dont les humains développent des technologies pour se dépasser eux-mêmes. Tour récemment, elle a signé Cyclorama au Théâtre Centaur et au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, une comédie documentaire sur la dualité culturelle montréalaise.
Enquêteuse de nos mondes sociaux
Marie-Laurence Rancourt s’intéresse à nos différents rapports au langage, à la pensée et au monde social : c’est à partir d’eux qu’elle imagine des formes sensibles en faveur d’une pensée en mouvement. Ses créations entremêlent références théoriques, artistiques et personnelles : c’est à leur carrefour que s’élabore une pensée, puisant dans un élan artistique. Elles disent, traduisent des vies prises entre des expériences intimes, le travail et l’histoire collective. Par l’écriture sonore, théâtrale ou littéraire, elle cherche, et cherche encore, à rendre compte de la complexité de nos existences, convaincue que l’ordinaire est un relais vers des expériences significatives et profondes. Elle aime à se dé-placer, regarder et écouter les gens vivre, les sens que l’on prête à la marche digne de nos existences guère si bien rangées, jamais closes, toujours contradictoires, constamment en quête de liberté et mues par d’essentiels désirs. Fondatrice de Magnéto, c’est le lieu d’où elle réfléchit, élabore et écrit ses différents projets, inventant son territoire à travers différentes pratiques (notamment du côté de l’art radiophonique, avec Les travaux et les jours, La nuit Myra Cree, La punition, L’écorce et le noyau, et du théâtre, avec Aalaapi, Radio Live et bientôt L’écoute d’une émotion).
Inuit originaire de Kuujjuaq, au Nunavik, Nancy Saunders (Niap) est une artiste multidisciplinaire. Basé principalement à Montréal, elle partage son temps entre la métropole et sa communauté d’origine, un endroit qui continue d’influencer profondément son travail. Le dessin, la peinture, la sculpture et la performance font partie intégrante de sa pratique. Sa démarche fusionne l’art traditionnel inuit et la modernité en abordant les thèmes associés à cet héritage ancestral au moyen de stratégies artistiques propres à l’art contemporain. Niap vise à assurer la pérennité de l’art inuit ainsi que son renouvellement. En 2015, elle a participé à sa première exposition collective, Ullumimut − Entre tradition et innovation, à la Galerie McClure, à Montréal. En 2017, elle a créé une murale permanente pour la Galerie arctique Canada Goose du Musée canadien de la nature. Son installation ᑲᑕᔾᔭᐅᓯᕙᓪᓛᑦ Katajjausivallaat, le rythme bercé, exposée à la Galerie OBORO, à Montréal, a été acquise par le Musée des beaux-arts de Montréal à l’été 2018. En 2019, Feheley Fine Arts a organisé la première exposition solo de Niap qui comprenait des dessins multimédias et une performance en direct comprenant le tatouage traditionnel inuit. Depuis, elle a exposé à la galerie Marion Scott à Vancouver, à la Banque Capital One de Toronto ainsi qu’au Musée McCord, à Montréal.
Olivia Ikey Duncan est une Inuite mixte originaire de Kuujjuaq, au Nunavik. Elle est une porte-parole de son peuple, une artiste rassemblant des éléments modernes et traditionnels de la culture inuite, et une mère d’enfants inuits et canadiens-français. Olivia travaille principalement dans les domaines de la réconciliation, de l’éducation et de l’autodétermination des Inuits au 21e siècle. Son travail se concentre sur la décolonisation, l’identité, la langue et la création de nouvelles relations pour poursuivre la réconciliation au Québec et au Canada. Comme écrivaine, elle a travaillé avec Niap et a également remporté la catégorie écriture inuite aux Éditions Hannenorak avec ses poèmes intitulés Nuna Poems.
La pièce a été créée au Centre du Théâtre d’aujourd’hui, à Montréal, du 29 janvier au 16 février 2019. Elle a été conçue à partir d’un balado documentaire réalisé par Magnéto entre 2017 et 2019.
Le Collectif Aalaapi est récipiendaire du Prix auteur dramatique 2018-2019 du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.
Le texte, publié à l’Atelier 10, a été finaliste pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2020 dans la catégorie Théâtre ainsi que pour le Prix du CALQ – Œuvre de la relève à Montréal de l’édition 2020.
Alliance internationale des employés de scène et de théâtre