Récit sur fond d’œuvre de Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey
Texte de Guylaine Massoutre
Pour Marion qui sommeille
Le faiseur de rêves est prêt
Un grand navire appareille
Pour des rivages secrets
Moussaillon Marion
Va faire un joli voyage
Marion moussaillon
Fend le rêve, nous veillons-- Gilles Vigneault, Berceuse pour Marion
Des papillons volettent sur l’écran comme des taches sur la mémoire. C’est l’ombre d’une main, la nuit. Les mouvements sont retenus, vifs et rapides. Les corps scéniques, présents et filmés, ne sont que formes entrevues, quasi imperceptibles, ou objets partiels. Le théâtre d’objets, que met en scène Jaco Van Dormael, s’anime en un ballet stylisé, capté par une caméra vidéo sur un rail de travelling et transmis, en temps réel, sur un écran géant. Ce spectacle joue des apparences, du jeu vidéo, du cinéma.
Gros plan sur deux mains. Elles ondulent, se caressent, elles dansent. « La première fois qu’elle était tombée amoureuse, ça avait duré treize secondes. Elle avait douze ans. » L’image sur l’écran présente une main de poupée déposée sur une main géante, paume ouverte, raccourci saisissant. De main en main passent ainsi les âges et les amants.
Seuls visibles, un pouce et un index et, en miroir, leur reflet : de deux moitiés, faire l’un. L’image fabrique un personnage, qui se métamorphose et grandit. Voici son élégante silhouette, aussitôt doublée. Le couple est né. C’est le sujet de la pièce, ces deux mains ravissantes et magiques, en partenaires, qui créent cinq fois l’illusion : un couple d’amoureux existe.
Un ballet de relations bricolées commence. Les doigts se croisent, se caressent, dansent et se balancent : le jeu n’est que poursuite et cache-cache, anonyme bonheur sur la fameuse aria d’Almirena, « Pleure, pauvre âme, ton sort funeste », composée par Haendel dans l’opéra Rinaldo.
La bataille de la vie
C’est la nuit. « Il y a les gens qu’on a croisés un jour et puis auxquels on ne pense plus, les gens qu’on a aimés et puis que l’on oublie, […] et ceux dont on rêve, ceux qu’on attend mais qui n’arriveront pas, et tous ceux qu’on n’attend plus. Où sont-ils ? » Le pouvoir de la parole, dans le texte de Thomas Gunzig1, agrandit l’image à ce que l’on ne voit pas. Et l’écho érige d’autres amours adolescentes, obsédantes, au roman mythique d’une génération : « J’ai mal tout à coup, écrit Marguerite Duras dans L’amant. C’est à peine, c’est très léger. C’est le battement du cœur déplacé là, dans la plaie vive et fraîche qu’il m’a faite, lui, celui qui me parle, celui qui a fait la jouissance de l’après-midi. Je n’entends plus ce qu’il dit, je n’écoute plus. » Douleur enfouie, dans la durée irréversible de l’éternité.
Plan large. Ils sont là, petits soldats dans la neige ouateuse, jouets minuscules sortis des vraies chambres d’enfants. Ils ont tous servi aux enfants des interprètes de la compagnie. Kiss & Cry – cette loge où les patineurs artistiques guettent anxieusement leur évaluation –, c’est l’enfance où déjà tout se joue. Le texte suit la caméra, la caméra soutient le récit nostalgique : lequel dira le mieux le jadis, l’exaltation et l’attente, l’oubli et le souvenir ?
La projection s’évanouit au profit du corps-à-corps chorégraphique des interprètes avec les menus objets. Tout est ici affaire de qualité, la minutie de la manipulation, l’attention au geste minuscule, le monde partagé au-delà de l’histoire, pour qu’une traversée complice fasse de nos projections intimes des partenaires de l’installation.
Archive vivante, espace labyrinthique de l’utopie ! Les époques se télescopent entre ces mains souples, celle de Michèle Anne De Mey et celle de Grégory Grosjean, danseurs qui nous emmènent au plus singulier de l’impersonnel. Tout un chacun, amis, dépouillés. « Je voudrais tant que tu te souviennes », chantonne Yves Montand sur le poème de Jacques Prévert, un disque ancien, éraillé.
Vaste panorama. Le récit de la vie de Gisèle, qui n’aimait pas le monde et que le monde n’aimait pas, est un bijou de drôlerie tendre. Partout où le spectacle est joué, la miniaturisation arrache au spectateur une porte dérobée du cœur.
Tendresse à vif, l’émotion plane grâce aux écarts mis en place par le multimédia. Aucune technique, aucun langage ne capte vraiment la vie. Il y a des ruptures, des sauts, des vertiges : « Il y a là comme une ineffable béance (celle en laquelle justement nous existons et nous parlons) », écrit Foucault, dans Les mots et les choses. Images déformées, zooms étranges, la mémoire se recompose sans hiérarchie entre accessoire et détail. Le déplacement des jouets, manipulés avec souplesse, pointe pourtant l’essentiel, ces menus trésors symboliques, échappés au recyclage, traces réanimées à l’instant pour notre réminiscence des jours heureux.
Avec une caméra légère
Noir ! Le spectacle est commencé. La caméra mobile écrit le journal physique des performeurs. Elle suit une vie d’actions modestes aux affects connus, la ritournelle de l’amour et de ses déceptions, dans une ville banale. Au bout du compte, la langue est nouvelle, simple, illustrée et sensible. Elle sert la révision onirique des sentiments et soutient la fiction.
Sous sa forme de modèle réduit, la maquette réjouit. Tandis que la scène est sur la scène, ici et là, l’écran ne fait pas écran au montage des fils et des instruments. Plusieurs tables sont dressées, remplies d’objets utiles à l’archéologie théâtrale. Informatique et Playmobil. Tout est allusif : ces silhouettes qui s’affairent autour du dispositif, les circuits sans heurt – efforts discrets mais souvent inutiles d’une vie –, les bruits, et parmi eux, elle, la voix, qui s’adresse à elle, la salle, à lui, le public. Le suspense se noue à la faveur de la fascination de nos sens.
Insoumission aux codes ! Il y a une lutte entre le jeu et la parole, entre l’objet et l’histoire. Ce décor à notre image, ces sentinelles colorées, ces arbres de plastique, ces bandes de pelouse roulées... Que restera-t-il de notre bric-à-brac, de nos banlieues, de nos passages à niveau désertés, de nos autos de collection nées d’usines fermées ?
L’abstraction présentifie une sarabande de symboles et une panoplie d’outils, des plus simples jouets à la technologie de pointe. Gisèle, c’est tout cela, et elle ne le sait pas.
Aussi les territoires habités de Gisèle se démultiplient-ils, îles dans l’île, et le temps de ses amours enjambe des ponts dispersés tout au long du rail où circule un train mécanique, répétition d’un cirque dérisoire où le déraillement est aussi prévisible que l’amour est manqué.
Illusions scéniques
« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants », a expliqué Giorgio Agamben dans Qu’est-ce qu’un dispositif ? Tout est-il joué d’avance ? D’un côté les êtres vivants, de l’autre les dispositifs qui piègent ces sujets, conscients ou pas. Restituer un dispositif à un usage commun est une tâche politique immense. Dans cette pièce sans triomphe, chacun s’y emploie modestement.
La narration se poursuit, au rythme de la nanodanse et des errements de Gisèle. Elle a douze ans, vingt ans, soixante ans. Immobile, minuscule, elle attend son train, assise sur un banc. Elle entrevoit un visage d’homme. Le premier de cinq. Cinq épisodes à raconter ! Dans toutes les langues de la Belgique et des tournées. Musique ! Ces disparus-là instillent une douce mélancolie.
Au penchant des romances mort-nées, des amours et mamours envolés, l’œil se promène dans le décor, au son des bruits qui réconfortent. L’anxiété ne sert pas ni le narcissisme ni l’aigreur, mais une conversation sensible sur des émotions partagées. Haendel, Vivaldi, Pärt, Koenig, Cage, Paredes, Tchaïkovski, Prévert, Ligeti, Górecki, Gershwin seraient les bruiteurs de nos blues ?
Hasards et, surtout, nécessité
Qui n’a connu les aléas d’une jeunesse incertaine ? Qui ne s’est enfui une fois, ne serait-ce qu’en rêve ? « Au début, on ne sait pas combien de temps tout ça va durer. » Comme la vie, ces petites formes déplient un écosystème complet. Et le dialogue cohérent entre corps, symbole et imaginaire suffit ici à la dramaturgie.
Il y eut les ballets pour Mains seules d’Yves Joli, Profondeurs sous-marines, mains nues ondoyant au bercement de Satie. Ces marionnettistes enchantèrent en leur temps, par la douceur des formes en réduction et des destins croqués : si peu de choses à retenir d’une existence ! Jaco Van Dormael a déjà tourné un film sur un tel constat, Mr. Nobody, vie de tout le monde et de quelqu’un qui n’a jamais existé.
Captivé par les différences d’optique et de grandeur, le théâtre d’objets concurrence la vidéo. Mais la caméra bouge avec l’état des personnages. Ils respirent, ils s’aiment, elle pleure, sa psyché fait un film. La ritournelle est déjà finie que commence la suivante, avec un air entêté. Ces mains qui furètent dans l’histoire de Gisèle inventent leur langage signé, une nouvelle chance de vie.
Nous sommes tous des marionnettes
Et Gilles Vigneault nous revient en mémoire : Mari, Marie, Marion, Mariette, mariés don dé. Réponse à la chanson de Jimmy Scott. Au contact du conte, à ce qu’il laisse percevoir en creux de notre demande inassouvie d’amour, chacun constate sa brève humanité, sans forfaiture de l’ego, ni crise d’angoisse, ni pathos lyrique, ni sang de victime, ni cri de révolte. La comédie classique triomphe, tendre folie douce, souriante, ni défaite ni galvanisée. Son gai savoir d’absurdité est consenti, accepté et mûri.
Forts de leur couple et de l’acte collectif de créer, la chorégraphe Michèle Anne De Mey et le cinéaste Jaco Van Dormael ont réussi à nous séduire, avec ce passé qui colle au sol, qui dépose ses détritus et nous échappe, si vite connu que déjà perdu, petites choses enfouies, enfuies, finies que font nos vies, souffle de vent, bazar éphémère. C’est une gifle, une caresse, ce Kiss & Cry.
Mais quand Marion s’éveille
Le lait du soleil est chaud
Raconte-nous les merveilles
Des îles de ton dodo
Sourions Marion
Maman et papa t’écoutent
Sourions Marion
Nous t’écoutons, les yeux ronds-- Gilles Vigneault, Berceuse pour Marion
NOTE :
1. Signé par Thomas Gunzig, le texte de Kiss & Cry est publié aux éditions Les Impressions Nouvelles (coll. « Traverses », 2012) et agrémenté de nombreuses photographies du spectacle.
___________________
Professeure, critique et auteure, GUYLAINE MASSOUTRE enseigne au cégep du Vieux-Montréal et collabore régulièrement au quotidien Le Devoir et à la revue Jeu. Elle a publié, entre autres ouvrages, Matière noire : les constellations de la bibliothèque (Nota bene, 2013), Renaissances : vivre avec Joyce, Aquin, Yourcenar (Fides, 2007) et L’atelier du danseur (Fides, coll. « Métissages », 2004).