≈ 1 heure et 30 minutes · Sans entracte
Dernière mise à jour: 26 novembre 2019
Extrait du dossier d’accompagnement rédigé par Antoine Côté Legault
À tout âge de notre vie nous sommes guidés de près ou de loin par la quête du succès. La vie s’apparente à un jeu de Serpents et échelles où détours, erreurs, accidents de parcours, réussites et surprises se succèdent dans une forme de tourbillon où nous tentons tant bien que mal de garder le cap.
Origine et enjeux du spectacle
Pour questionner la quête du succès et la pression de la performance qui nous pèse tous à un moment ou à un autre de notre vie, la créatrice de théâtre Sophie Gee a rassemblé autour d’elle cinq personnes d’âges et de parcours divers. Ils partagent tous le fait de s’être établis à Montréal : de Laval dans le cas de Corinne ; de l’Alberta, dans le cas de Sophie ; immigrant de pays plus lointains dans le cas de tous les autres (du Rwanda, en passant par la France et les Pays-Bas). Ces individus ont tout laissé derrière pour s’installer à Montréal, dans l’espoir d’une meilleure vie. Ce saut dans le vide d’un grand courage pose toutes sortes de questions: qu’est-ce que le succès ? Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour atteindre nos rêves? Le fait de ne pas atteindre l’objectif que nous nous étions fixés au départ représente-t-il nécessairement un échec ? Sommes-nous les mieux positionnés pour définir ce que représente le succès pour nous?
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Distances parcourues par les interprètes jusqu’à Ottawa, depuis leur ville d’origine :
Sophie Gee (Edmonton) : 3 530 km
Jacqueline van de Geer (Rotterdam) : 5 630 km
Corinne Crane (Laval) : 190 km
Steven Korolnek (Toronto) : 446 km
Ghislain Shema Ndayisaba (Kigali) : 11 389 km
Kyng Rose (Paris) : 5 651 km
DANS LA TÊTE DES CRÉATEURS
Entretien avec Sophie Gee
Lévriers nous fait découvrir une distribution d’acteurs et de non-acteurs des plus atypiques! Comment as-tu recruté tes interprètes?
J’ai rencontré Mukiza lors d’un cours prénatal ! Il a émigré ici avec un ami de son village natal. Il a étudié, s’est marié, a eu un enfant, mais l’autre homme, lui, a vécu des difficultés qui l’ont plongé dans la honte. Ça m’a touchée. Lorsque nous nous installons ailleurs, nous avons nos espoirs et nos objectifs, et nous nous comparons inévitablement aux autres.
Chaque personne avait une histoire qui me rejoignait : Audrée a quitté sa famille à treize ans pour devenir ballerine, mais quand elle voit aujourd’hui des enfants de cet âge faire la même chose, elle considère que c’est trop jeune. Steve, rencontré dans un cours de théâtre pour les aînés, m’a raconté cette histoire émouvante à propos des courses de lévriers. Lucas, rencontré comme musicien potentiel pour un autre projet, m’a confié que pour lui, en tant que personne transgenre, chaque jour était une guerre; une guerre invisible. Finalement, Jacqueline, avec qui j’avais déjà fait six spectacles, a immigré à Montréal à quarante ans, en laissant derrière elle une vie très établie à Rotterdam pour se ré-inventer.
Dans le spectacle, il y a une partie autoréflexive, autocritique. Comment en es-tu venue à choisir de te mettre toi aussi en scène?
Ce n’était pas mon idée! En création, ma conseillère artistique, Nini Bélanger, m’a fait remarquer qu’il y avait une autre couche d’histoire inexplorée; moi, qui suis anglophone, albertaine, montréalaise depuis dix ans, qui essaie de faire un spectacle en français pour trouver sa place dans une communauté linguistique et artistique. Une grande partie de mon travail est guidée par les questions qui me dérangent constamment. J’ai commencé à faire cette pièce pour voir si les autres se sentaient aussi mal et opprimés par l’idée du succès que moi.
Sur le plan de la scénographie, il y a une économie de moyen : commentaire sur le théâtre actuel, désir de simplicité? Que cherchais-tu en pensant l’espace scénique?
Je voulais un espace qui parle des vestiges du théâtre, qui parle de l’effort de faire du théâtre. Une scène est un lieu qu’on occupe pour quelques semaines chaque fois, puis que l’on délaisse. Et, bien sûr, il y a quelques allusions à notre thème dans la scénographie : les échelles, les échafaudages, la ligne de départ sur le plancher… Il était également important pour moi que cet espace soit loin de la nature : un théâtre est un endroit artificiel dans lequel nous créons des mondes. Ainsi, pour souligner la différence entre le monde artificiel de la scène et le monde naturel, nous avons laissé plusieurs câbles d’éclairage suspendus au plafond, comme des vignes.
Propos recueillis par Amélie Dumoulin
SOPHIE : Ok, maintenant on va faire la scène des ballons.
JACQUELINE : Mais on avait coupé la scène.
SOPHIE : Je veux la faire finalement. Ok. On y va.
JACQUELINE : Non! J’ai déjà dit que c’est nul! Ça se passe dans tous les spectacles du FTA, du OFFTA, des festivals… Ça fait dix ans que tout le monde pète des ballons! C’est un trend, c’est complètement nul.
SOPHIE : On continue, on continue. (À Audrée.) Toi, place-toi ici…
JACQUELINE, Non, Sophie, pourquoi tu fais ça?
SOPHIE : Jackie, si tu n’es pas confortable, tu n’as pas à le faire. OK?
JACQUELINE : Non mais c’est pas ça. C’est que je pensais que j’étais dans un spectacle authentique, avec des vraies personnes, avec des idées nouvelles, et encore une fois, on va péter des ballons. Wooooow!
SOPHIE : Moi je trouve ça intéressant…
JACQUELINE : Non, c’est pas intéressant. C’est nul.
SOPHIE : … ça parle de notre sujet, je veux au moins essayer avec un public. OK? Le PIB augmente constamment, mais le monde ne peut pas continuer à supporter la croissance. On va exploser. C’est ça l’image avec les ballons.
JACQUELINE, ironique : Quelle métaphore originale. On a vraiment jamais vu ça.
Éloi HALLORAN, extrait de Poursuites à vue sur leurre, tiré du Cahier Quinze du Théâtre français.
Nervous Hunter est le nom sous lequel Sophie Gee présente ses œuvres théâtrales et ses installations, qu’elle crée de manière collaborative ou en solo. Ce nom fait référence à l’impulsion de chasser, impulsion à laquelle on obéit malgré la nervosité et la peur qui l’accompagnent. Malléable, le travail de Sophie Gee est parfois immersif, parfois contemporain, parfois multidisciplinaire, avec des racines théâtrales et narratives. Des paroles faites chair.
Nerveux : le système qui transmet les impulsions et les sensations entre la moelle épinière et notre corps.
Chasseuse-cueilleuse scénique
C’est comme si Sophie Gee voyait du théâtre là où on n’en voyait pas ! Avec sa compagnie, Nervous Hunter (nommée en hommage à un vers de Rimbaud), elle pourchasse la théâtralité, parfois jusqu’en Islande (I am such a small container for all this), parfois en transformant la scène vaste en mare d’eau comme pour The Phaedra Project. Toujours, dans le travail de cette diplômée de l’École nationale de théâtre du Canada, il y a ce décloisonnement des disciplines : art dramatique, danse et performance se répondent. Lévriers témoigne aussi de son désir de céder la parole à des acteurs et des non-acteurs de tous horizons (âge, culture, langue).
Autrice en résonance
Autrice, c’est le titre qu’elle revendique depuis longtemps comme prise de position féministe, le mot ayant été sournoisement éradiqué par l’Académie française jusqu’à la réforme en 2019. Pénélope Bourque aime ancrer sa pratique dramaturgique dans la rencontre avec diverses communautés. Avec le collectif Ce n’était pas du vin, elle signe Iseult & Evaelle – un beau conte d’amour et de mort (2016), en collaboration avec des adolescents, et Jaunes et rouges brillent les étoiles (2017), avec des personnes âgées. En 2018, elle accompagne dans l’écriture de plateau l’équipe joyeusement hétéroclite de Lévriers. Chez Joe Jack et John, elle chapeaute les textes et participe à l’administration. Elle a étudié à l’École nationale de théâtre du Canada.