Revivre l’histoire des Métis par-delà la ligne magique 1
par Michel Hogue [Traduction]
« Galope dans la nuit, galope sans trêve », écrit la poétesse Marilyn Dumont, pressant Gabriel Dumont, chef des Métis, de fuir les troupes canadiennes qui se rapprochent de son peuple et de Batoche en mai 1885. « Ne reprends ton souffle qu’après la frontière / À l’abri des Canadiens qui te traquent », implore-t-elle, évoquant le péril qui guette son aïeul qui fuit la Saskatchewan et cherche refuge par-delà le 49e parallèle.
Cette allusion à la chevauchée de Dumont vers le sud nous rappelle qu’une bonne part de l’histoire des Métis des plaines s’est écrite de part et d’autre du 49e parallèle. Nombre de biographes précisent que Gabriel Dumont a vécu des deux côtés de cette démarcation. À cet égard, sa vie montre bien que les frontières nationales créées au xixe siècle ont échoué à contenir les Métis des plaines.
Le monde limitrophe des Métis au xixe siècle
Quand Dumont arrive au Montana, en mai 1885, il retourne en fait sur des terres qui ont été au cœur de l’expansion territoriale de son peuple, au nord et au sud de la frontière, pendant une grande partie du xixe siècle. Ce monde limitrophe doit beaucoup aux groupes de chasseurs de bisons, très mobiles, qui sont l’un des principaux moteurs de l’économie des Métis des plaines. Les liens durables établis par mariages, tout comme d’autres relations de parentèle, préservent le tissu social et politique de ces groupes. Les femmes, comme Madeleine Wilkie, épouse de Dumont, sont au centre de ces vastes réseaux familiaux, qui assurent la cohésion économique et sociale des communautés, dispersées depuis la vallée de la rivière Rouge jusqu’aux prairies-parcs à la périphérie des plaines. À mesure que les troupeaux se réduisent, les chasseurs s’éloignent vers le sud et vers l’ouest. À l’aube des années 1870, des centaines de familles métisses sont reliées en un réseau mouvant de communautés, tissé par-delà le 49e parallèle, dans une région délimitée en gros par le fleuve Missouri, au sud, et par les collines du Cyprès et le mont Wood, au nord. L’intense concurrence que suscitent les produits dérivés du bison, le long de la frontière, stimule fortement l’économie de ces groupes et attire un nombre croissant de familles vers le sud.
Convaincu que ces communautés en pleine croissance nuisent à l’administration des réserves indiennes de leur territoire et à l’expansion de l’économie d’élevage dans certains États comme le Montana, le gouvernement américain presse l’armée de démanteler les établissements du sud de la frontière et d’empêcher les chasseurs et les commerçants métis de s’y rassembler. Ces efforts sont plus fructueux dans les années 1880, quand s’effondre le marché du bison et que la nécessité de mettre fin à la mobilité des Autochtones pour favoriser le repeuplement des Prairies commence à rallier les suffrages au Canada. Les deux voisins collaborent de plus en plus étroitement à l’expulsion des Métis et des Premières Nations de la région. Au début des années 1880, les manœuvres militaires aux États‑Unis – le « déblaiement de la rivière Milk », dans les mots de l’historien Nicholas Vrooman – combinées aux politiques canadiennes conçues ni plus ni moins pour affamer les populations visées, forcent la dispersion des vastes communautés des Métis et des Premières Nations établies le long du 49e parallèle.
Surveiller la frontière et, surtout, Dumont
Cependant, la fuite de Dumont, qui franchit la frontière en 1885, recentre l’attention sur les réseaux transfrontaliers autochtones, qui survivent aux efforts de démantèlement acharnés des États‑Unis et du Canada. Dès l’éclatement du conflit, en 1885, les autorités canadiennes suivent d’un œil méfiant l’évolution de la situation au sud. Les observateurs prédisent depuis longtemps que des membres des communautés métisses et des réserves indiennes des États‑Unis vont traverser la frontière pour prêter main-forte aux combattants. Le gouvernement canadien demande donc à ses homologues américains d’investiguer sur les rumeurs persistantes d’invasions imminentes, afin de les empêcher. Le ministère américain de la Guerre répond avec empressement et lance des patrouilles dans le nord des plaines à la recherche du moindre signe d’expédition guerrière en direction du Canada. Parties des postes frontaliers, les patrouilles ne trouvent rien qui corrobore les rumeurs, mais les troupes et les éclaireurs gardent un œil surveillent de près la frontière pendant tout le printemps et tout l’été.
Même après la fin des combats, les autorités américaines continuent de collaborer avec le Canada, à l’affût des déplacements de « réfugiés » métis comme Dumont, au Montana et dans le Dakota du Nord. Quand l’arrivée de ce dernier est signalée au Montana, les responsables signalent chacun de ses mouvements à leurs supérieurs respectifs, à Ottawa et à Washington. La « Police montée » charge espions et informateurs de surveiller les activités de Dumont au sud et ce, jusqu’en 1889. Ces efforts s’inscrivent dans une volonté plus vaste et concertée des Affaires indiennes et de la police de suivre le va-et-vient des Autochtones d’un côté à l’autre de la frontière et d’intercepter leurs communications. Une partie de la correspondance saisie par la police révèle en effet que les familles se renseignent sur les possibilités d’emploi et rend compte de leur migration saisonnière continue.
Les rapports des agents attestent involontairement l’importance cruciale des liens de parenté et autres réseaux frontaliers entre les communautés des Métis des plaines, même après 1885. Quand Dumont se rend à Lewistown, au Montana, par exemple, il est hébergé par les Wilkies, parmi la famille étendue de sa femme. La plus récente biographie décrit avec force détails l’importance qu’ont ces liens familiaux quand il vit aux États‑Unis. La majeure partie des Métis qui se sont établis aux États-Unis ou y retournent font comme lui et s’appuient sur leurs parents restés au Montana et au Dakota du Nord. Le paysage politique et social a beaucoup changé depuis les décennies précédentes, mais ces mouvements n’en témoignent pas moins de la persistance de ce tissu de relations qui transcendent la frontière et tracent du même coup les contours d’une patrie métisse.
À certains égards importants, la fuite de Dumont et de centaines d’autres « réfugiés », chassés par les affrontements avec les armées, le long du bras sud de la rivière Saskatchewan, en 1885, couplée aux mesures répressives qui s’ensuivront, rappelle avec acuité que le développement de l’Ouest canadien dépendait de l’anéantissement de ces territoires autochtones. Les événements de 1885 marquent un tournant dans les tentatives des autorités américaines et canadiennes pour mettre fin à la mobilité des peuples autochtones et confiner ceux-ci à l’intérieur des frontières nationales. L’histoire concernait tout un continent et la rupture des liens transfrontaliers semblait nécessaire au repeuplement de la région. Or, leur persistance et le maintien des relations sociales qui structuraient depuis longtemps la vie des Métis des plaines sont autant de reproches muets à cette tendance qui mène à scinder l’histoire de ce peuple à la frontière, et sont une invitation à prêter une attention plus soutenue à ces récits qui chevauchent la frontière.
Michel Hogue est professeur agrégé au Département d’histoire de l’Université Carleton, à Ottawa. Il s’intéresse notamment à l’histoire des Métis et des Premières Nations et aux frontières nord-américaines. Il est l’auteur de Metis and the Medicine Line : Creating a Border and Dividing a People, Chapel Hill, University of North Carolina Press, et Regina, University of Regina Press, 2015.
[1]. « Medicine Line » : Tronçon de la frontière entre le Canada et les États-Unis (49e parallèle), entre les plaines de l’Ouest et le Pacifique. Au temps des affrontements entre les troupes américaines et les tribus indiennes, celles-ci tentaient de traverser en territoire canadien (britannique), où les soldats américains ne pouvaient pas les poursuivre. D’où l’idée que la frontière avait le pouvoir magique d’arrêter les soldats.