Les Métis, le métis, le métissage, la créolisation

par Aurélie Lacassagne

De nombreuses confusions semblent exister à propos de ces termes, sans aucun doute parce qu’ils possèdent une charge émotive et politique importante, et parce que, de tout temps, le métis a représenté un être à part, rejeté d’un côté comme de l’autre, un être hybride marqué du sceau de l’impureté, de cette hétérogénéité que de nombreuses cultures rejettent.

De la créolisation

Il nous faut avant tout distinguer la notion de métissage de celle de créolisation. Pour cela, nous convoquons le grand poète et penseur de la Caraïbe, Édouard Glissant. Pour décrire ce qui se passe dans cet espace-carrefour qui fut la porte d’entrée à la colonisation des Amériques, et qui se passe ailleurs dans les îles de l’océan Indien et de l’océan Pacifique, Glissant pose le métissage « comme en général une rencontre et une synthèse entre deux différents, la créolisation nous apparaît comme le métissage sans limites, dont les éléments sont démultipliés, les résultantes imprévisibles. La créolisation diffracte, quand certains modes du métissage peuvent concentrer une fois encore ».

Plus prosaïquement, le métissage est la résultante d’une rencontre biologique, la créolisation est un processus culturel qui s’inscrit contre l’homogénéité et favorise les rencontres créatrices et le multilinguisme. Cette vitalité créatrice de la créolisation présuppose d’accepter l’imprévisible, l’incertain, le mouvement, la multiplicité – des notions que la pensée occidentale a combattues avec acharnement. La créolisation introduit à la Relation et caractérise ce que Glissant appelle le chaos-monde, qui « n’est ni fusion ni confusion : il ne reconnaît pas l’amalgame uniformisé – l’intégration vorace – ni le néant brouillon. Le chaos n’est pas “chaotique”. Mais son ordre caché ne suppose pas des hiérarchies, des précellences – des langues élues ni des peuples-princes ».

Le Wild West Show de Gabriel Dumont illustre donc bien la créolisation, car il permet de tisser des relations, repose sur l’oralité, défend l’hétérogène vis-à-vis des pratiques et discours homogénéisant. Ce show se présente comme une forme esthétique du chaos-monde, une poétique de la Relation qui « presse, suppose, inaugure, rassemble, éparpille, continue et transforme la pensée de ces éléments, de ces formes, de ce mouvement ».

Au Canada, l’assignation des termes « métis », « sang-mêlé » (halfbreed, mixed-blood) a donc eu pour effet d’insister sur la composante biologique/génétique, effaçant par là même les identités, langues et cultures propres à ces peuples qui ont émergé, des identités et cultures profondément créolisées. L’insistance forcenée des linguistes qui a classé le michif comme « langue mixte » et non comme langue créole relève de ce parti pris politique visant à effacer la culture (et donc l’identité propre des Métis) pour ne s’attacher qu’au « mélange initial » avec tous les fantasmes et stéréotypes qui y sont associés.

De la distinction entre Métis et métis

Les Métis – avec une majuscule – forment une nation à qui l’État au sein duquel ils vivent leur a accordé ou non des droits spécifiques. Les métis – avec une minuscule – sont des personnes métissées. Il s’agit alors potentiellement d’une identité individuelle, non pas d’une identité collective revendiquée ayant une culture distincte. Au Canada, cette distinction fondamentale fait l’objet de nombreux débats et contestations surtout depuis que les Métis se sont vu enfin reconnaître l’existence de certains droits spécifiques. Bien sûr, beaucoup de Canadiens sont métis (les vieux secrets de famille), mais cela ne fait pas d’eux des Métis. Paradoxe extraordinaire de notre temps de voir donc se dérouler cette appropriation d’une identité historiquement honnie.

Ces questions ne concernent pas simplement le Canada mais traversent de nombreux territoires, notamment en Amérique du Sud et plus particulièrement au Brésil. Les communautés métisses sont nombreuses de par le monde, car elles sont la résultante de l’enchevêtrement de trois phénomènes historiques : le colonialisme, l’esclavage et le racisme. Alors aujourd’hui, ces communautés cherchent à sortir de la marginalité, de l’ostracisme dans lesquels elles se trouvent depuis leur émergence. Cela passe par un processus de définition complexe puisque comme communautés minoritaires, elles sont à la fois définies par l’Autre majoritaire (par exemple, l’arrêt Powley de la Cour suprême du Canada, qui fixe des critères d’authentification des communautés métisses) et comme communautés métisses, définies par les autres groupes dont elles sont issues (par exemple, au Canada, les Cris/ Nehiyaw, les Anishinaabes, les Anglo-Canadiens, les Franco-Manitobains, les Fransaskois, etc.). Il existe donc tout un maillage de relations de pouvoir qui entrent en jeu dans ces définitions des Métis.

Par ailleurs, comme toute autre communauté, elle ne constitue pas un bloc monolithique. Les enjeux sont nombreux et pas seulement identitaires : ils sont aussi culturels, territoriaux et linguistiques. Ces enjeux, ces divergences sur les stratégies de résistance et d’alliance face à l’oppression, à la non-reconnaissance, au racisme existaient déjà à la rivière Rouge en 1870, à Batoche en 1885, et perdurent aujourd’hui.

Une chose est sûre, si de tout temps le métis, le bâtard, l’hybride, le sang-mêlé a subi l’exclusion, cela est bien dû à l’obsession chronique existant chez beaucoup de peuples, et notamment les peuples européens, de la « pureté de la race », obsession thanatonique traînant ses cortèges de morts innombrables de la Grèce antique aux camps d’extermination nazis, en passant par les Grands Lacs africains. Pourquoi une telle obsession ? Elle renvoie à une conception particulière de l’identité-racine obnubilée par la filiation et l’origine qui s’oppose à l’identité rhizomique.

Édouard Glissant encore nous rappelle que « Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome, qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre ».

Cette dichotomie identitaire s’accompagne de la construction d’autres oppositions binaires notamment celle de sédentaire contre nomade et celle d’écriture contre oralité. L’imposition par les forces colonisatrices européennes d’une identité-racine, d’un mode de vie sédentaire et d’une culture qui se définit avant tout par l’écrit n’est pas une fatalité de l’Histoire. Aujourd’hui, aux quatre coins du monde, les Métis, les peuples créolisés se lèvent, sortent du gouffre, lancent leur cri de poésie, propulsent une pensée de l’errance qui fait Relation. C’est ce mouvement irrésistible du Monde que Le Wild West Show de Gabriel Dumont nous convie à découvrir, auquel il nous invite à penser, à participer.

Pour aller plus loin :

  • Maria Campbell, Halfbreed, Toronto, McClelland and Stewart, 1973.
  • Édouard Glissant, Poétique de la Relation : Poétique III, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1990.
  • Denis Gagnon et Hélène Giguère, « Présentation. Le Métis comme catégorie sociale : Agencéité et enjeux sociaux », Anthropologie et Sociétés, vol. 38, no 2, 2014, p. 13-26.