Les Métis face à l’histoire

Une identité malmenée et des communautés oubliées 

par Denis Gagnon

Les Métis sont un peuple autochtone. Ils sont les descendants des communautés issues des unions entre femmes amérindiennes et hommes d’origine eurocanadienne dans le contexte de la traite des fourrures. Près de 400 000 personnes s’identifient comme tels aujourd’hui, mais pour être titulaires de droits autochtones collectifs, leur communauté doit avoir vu le jour avant l’époque de la mainmise du gouvernement sur leur territoire. Cette époque varie selon les provinces, de 1670, pour les Maritimes, à 1912, pour la Colombie-Britannique, et c’est cette occupation originelle du territoire en tant que « peuple premier » qui en fait un peuple autochtone. Ni « Indiens », ni « Blancs », ni un « entre-deux », ni un mélange d’Indien et de Blanc dont on pourrait départager les composantes, ils forment un peuple distinctif constitué de plusieurs nations et communautés. Exclus violemment du processus de fondation du Canada à la fin du XIXe siècle, ils ont été inscrits comme traîtres à la patrie dans les livres d’école, puis relégués aux silences de l’histoire.

Dès le XVIIe siècle, on assiste à l’émergence de communautés métisses en Acadie et en Nouvelle-France. Avec l’extension de la traite des fourrures vers l’Ouest, des communautés s’établissent près des postes de traite autour des Grands Lacs, dans l’ouest et le nord-ouest canadien (et sont appelées French-Indians et bientôt oubliées), le long du Mississippi, dans le Midwest américain et sur la côte du Pacifique, dans l’Oregon. De ces nombreuses communautés, l’histoire n’a retenu que celle des Métis de la rivière Rouge, spécialisés dans la chasse au bison pour la production de pemmican[1]. Ces Métis, venus principalement de la vallée du Saint-Laurent, s’installent au début du XIXe siècle à Pembina, dans le Dakota du Nord actuel, à la Prairie du Cheval-Blanc, puis à Saint-Boniface, Saint-Vital et Saint-Norbert. En 1869 et 1870, dirigés par Louis Riel, ils créent la province du Manitoba afin de protéger leurs terres et gouverner cette partie de la Terre de Rupert qui est désormais ouverte à la colonisation. Ces Métis francophones et catholiques, cultivateurs, entrepreneurs et commerçants se heurtent aux visées coloniales des orangistes ontariens[2] qui s’établissent à Winnipeg et qui ne tiennent pas compte de leur présence sur le territoire.

Les Métis sont transformés en ennemis et vaincus lors de la résistance de la rivière Rouge, et la Loi sur le Manitoba de 1870, qui est censée leur donner des terres, ne sera pas respectée. Le climat de terreur qui s’installe dans les mois et les années qui suivent la résistance pousse plusieurs familles métisses à fuir la province pour s’établir en Saskatchewan, où le même scénario se répète en 1885. Louis Riel et Gabriel Dumont mènent alors une autre résistance pour protéger leurs terres. Comme l’armée américaine l’a fait avec les Sioux aux États-Unis, l’armée canadienne va utiliser les premières mitraillettes, appelées Gatling guns, contre lesquelles les Métis n’ont aucune chance. Après la victoire de la coulée des Tourond, la bataille de Batoche se solde par un désastre, et les Métis accusent le clergé de les avoir trahis. Gabriel Dumont s’enfuit aux États-Unis, où il sera recruté comme tireur d’élite dans le Wild West Show de Buffalo Bill, tandis que Louis Riel est pendu à Regina en 1885 pour haute trahison. Les politiques gouvernementales vont alors tenter d’assimiler les Métis aux Premières Nations ou aux Eurocanadiens. Le premier ministre Macdonald aurait d’ailleurs déclaré : « S’ils sont sauvages, ils iront avec les tribus ; s’ils sont Métis, ce sont des Blancs[3]. » Avec quelques traités numérotés, le gouvernement croit avoir réglé définitivement le problème métis, mais c’est sans compter sur la résilience d’un peuple fier de ses origines et de son histoire de résistances envers des politiques coloniales racistes.

La renaissance d’une identité malmenée

Partout au Canada, les Métis sont victimes de racisme et de discrimination en raison de la mésalliance que représentent les unions mixtes, mais surtout à cause des « rébellions de la rivière Rouge et du Nord-Ouest », comme les nomme l’Histoire officielle. Les Métis se font discrets pendant près de cent ans, et c’est à la fin des années 1960 qu’ils commencent à revendiquer des droits autochtones. En 1970, ils fondent l’Alliance laurentienne des Métis et Indiens sans statut au Québec. En 1982, ils sont reconnus comme peuple autochtone par la Loi constitutionnelle, mais ils ne bénéficient d’aucun des droits collectifs concédés par cette loi. En 1983, les Métis de l’Ouest fondent le Metis National Council (MNC), qui regroupe les associations provinciales de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie-Britannique. Mais leur définition des Métis, qui postule un lien ancestral avec le territoire de la rivière Rouge, ne fait pas l’unanimité, particulièrement pour les Métis des autres provinces et territoires.

En 2003, l’arrêt Powley de la Cour suprême du Canada reconnaît l’existence d’une communauté métisse historique titulaire de droits à Sault-Sainte-Marie, en Ontario. L’impact de ce jugement est tel qu’une quarantaine de communautés partout au Canada revendiquent ce statut. Mais à ce jour, toutes leurs tentatives devant les tribunaux se sont soldées par des échecs. Résilientes, ces communautés continuent pourtant de s’identifier comme métisses, malgré les refus répétés de voir leur identité reconnue.

Une identité difficile à définir

Nous pouvons établir quatre groupes de Métis au Canada : 1) Cinq nations représentées par le MNC ; 2) Vingt communautés d’ascendance mixte qui ont été l’objet d’enquêtes du ministère de la Justice en 2004 ; 3) Quarante communautés non reconnues dont certaines revendiquent leur statut devant les tribunaux ; 4) Sept associations d’Indiens non inscrits qui s’identifient comme Métis afin d’obtenir des droits autochtones. Nous pouvons également établir quatre histoires rivales, dont certaines s’opposent farouchement. La première est celle des Métis de l’Ouest, qui fait des descendants des Métis de la rivière Rouge les seuls vrais Métis au Canada. Selon la deuxième, plusieurs autres communautés métisses ont émergé dans les Maritimes, dans la vallée du Saint-Laurent et autour des Grands Lacs. La troisième concerne les communautés dont les membres fondateurs sont passés par la rivière Rouge pour s’établir dans les Territoires du Nord-Ouest, le nord de l’Alberta et une partie de la Colombie-Britannique et de l’Oregon. Et la quatrième fait de la région de Lanaudière, de Terrebonne et de Saint-Gabriel-de-Brandon, au Québec, la terre de naissance des Métis de l’Ouest, et ces Métis et ceux de la rivière Rouge seraient les seuls Métis au Canada. Ces histoires rivales, que ces groupes veulent officialiser, reflètent les intérêts particuliers d’individus qui s’identifient comme Métis.

Aujourd’hui, la définition du statut et des droits des Métis et des Indiens non inscrits est au cœur du processus de réconciliation du Canada avec les peuples autochtones, et le processus complexe de définition identitaire en cours révèle la diversité des communautés métisses et témoigne de leur irréductible vitalité.*

 

Denis Gagnon est professeur titulaire en anthropologie à l’Université de Saint-Boniface. Il est chercheur principal pour le projet « Le statut de Métis au Canada : enjeux sociaux et agencéité », subventionné par le CRSH (2013-2018), et il a été titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse de 2004 à 2014. Ses champs de recherche sont l’identité métisse, les études métisses canadiennes et internationales, les religions amérindiennes, l’ontologie et les relations de pouvoir. Il a dirigé la publication de deux ouvrages collectifs : Histoires et identités métisses : Hommage à Gabriel Dumont / Métis Histories and Identities : A Tribute to Gabriel Dumont en 2009 ; L’identité métisse en question : Stratégies identitaires et dynamismes culturels en 2012. Il a également dirigé en 2014 un numéro spécial de la revue Anthropologie et sociétés : « Le Métis comme catégorie sociale : revendications, agencéité et enjeux politiques ». Ses plus importantes contributions en recherche ont été d’ouvrir et de développer le champ des études métisses en anthropologie et d’amener des étudiants et des chercheurs à se pencher sur les problématiques identitaires des communautés métisses, entre autres au Canada, aux États-Unis, en France, en Belgique, au Japon, à La Réunion, en Polynésie française, au Mexique, au Brésil, à Madagascar et en Russie. Ses travaux ont permis de donner une visibilité à des communautés négligées par les chercheurs. Il a témoigné comme expert dans le cadre des délibérations du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones pour examiner l’évolution de la reconnaissance juridique et politique de l’identité collective et des droits des Métis au Canada en 2012. Depuis 2004, il a formé soixante étudiants à la recherche, dont plusieurs stagiaires au postdoctorat ; il a rédigé onze chapitres de livres et douze articles scientifiques ; il a organisé un colloque et quatre ateliers internationaux et donné plus de trente conférences au Canada, en France, au Mexique et au Japon.

 

[1]. Du cri pimekan (gras) ; il s’agissait du repas quotidien des voyageurs. Ce mets complet était composé de bison (graisse et saucisses en poudre) et fruits d’amélanchier (Amelanchier alnifolia), aussi appelés baies de Saskatoon. Pour maintenir le monopole sur ce commerce, la Compagnie de la Baie d’Hudson a mené les guerres du pemmican de 1814 à 1845, ce qui a fait émerger le nationalisme métis.

[2]. L’ordre d’Orange, fondé en Irlande en 1795, commémore la victoire du roi d’Angleterre Guillaume d’Orange sur les catholiques à la rivière Boyne en 1690. Cet ordre anticatholique est implanté au Canada en 1830 et s’installe en Ontario, puis dans l’Ouest canadien. Dans les années 1880, par pur mépris envers les Métis, ils rebaptiseront Boyne River la rivière aux Ilets-de-Bois.

[3]. R. c. Daniels, 2013 FC 6, T-2172-99, par. 413.