La vie de Gabriel Dumont

colligée par Aurélie Lacassagne

Une généalogie prometteuse : l’enfance de Gabriel

À la fin des années 1790, un Montréalais du nom de Jean-Baptiste Dumont vient travailler pour la Compagnie de la Baie d’Hudson dans les différents forts (Fort Edmonton, Fort Carlton et Fort Pitt, qui servaient de postes de traite) de ce qui deviendra la Saskatchewan. Sur la rive nord de la rivière Saskatchewan, il rencontre une jeune de la tribu des Tsuut’ina (Sarcis/Dénés), Josephte, qu’il épouse. De cette union naissent trois garçons : Gabriel, qui ira s’établir en Alberta, Jean-Baptiste et Isidore, père de notre fameux Gabriel.

Les Dumont forment donc un clan à travers les Prairies, de la rivière Rouge à l’Alberta. Ils sont réputés pour leurs qualités de négociateurs et d’interprètes. (Gabriel Dumont, par exemple, parle les six principales langues autochtones et le français, bien qu’il reste illettré toute sa vie.) Ils sont également connus pour être d’excellents chasseurs et trappeurs. Le mode de vie métis était, pour beaucoup d’entre eux, semi-nomade : en hiver, on faisait la trappe pour les fourrures et on échangeait des biens avec les voisins des tribus autochtones ; en été, on chassait le bison avec lequel on faisait le pemmican et on traitait les fourrures, le tout étant vendu à la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Isidore Dumont, en raison de ses qualités, était un homme respecté des Cris, qui l’appelaient Ekapow (l’Impassible). En 1833, âgé de 23 ans, Isidore épouse Louise Laframboise, fille d’un chasseur métis. Isidore et Louise s’établissent à Saint-Boniface, à côté de la rivière Rouge, où ils cultivent la terre de façon fructueuse. Un décembre de 1837, un deuxième fils naît : Gabriel. (Au total, ils auront huit enfants, dont six survivront.) Quelques années plus tard, fatiguée de cette vie d’agriculture, la famille repart en Saskatchewan, à Fort Pitt – point de jonction entre les territoires cris et pieds-noirs.

Très jeune, Gabriel montre des habiletés. Il est notamment un cavalier accompli dès son enfance et il sait parfaitement manier l’arc et plus tard le pistolet : tout ce dont il a besoin pour être un excellent chasseur. Grâce à ses dons, il sera « chef de la chasse aux bisons » pendant de nombreuses années !

En 1848, Isidore décide de redéménager sa famille vers la rivière Rouge. Il s’établit avec elle à White Horse Plains, territoire peuplé de Métis et d’Assiniboines/Nakotas. En 1851, à l’âge de 14 ans, Gabriel participe à son premier combat : la bataille du Grand Coteau (au Dakota du Nord) opposant les Métis aux Lakotas. Les années qui suivent sont marquées par la disparition progressive du bison, qui pousse les chasseurs à aller plus au nord-ouest ; les liens ancestraux des Dumont avec les Tsuut’ina/Sarcis facilitent leurs cohabitation et échanges avec les Nations vivant sur ces terres.

L’année 1858 marque la mort de la mère de Gabriel ainsi que son mariage d’amour avec Madeleine Wilkie, fille de Jean-Baptiste Wilkie, Métis écossais qui fut le chef désigné de la Grande Chasse de 1840, et d’Isabella Azure. Gabriel développe non seulement sa réputation de chasseur, mais aussi de leader et de diplomate.

Dumont homme d’action politique : formation d’un gouvernement autonome et pétitions

Son leadership fait en sorte que, petit à petit, un certain nombre de chasseurs viennent le rejoindre, formant ainsi une communauté autorégulée et démocratique qui se dote de règles et de lois pour les chasses. Ils choisissent Gabriel, âgé de 25 ans, comme chef, au moment même où les bisons se font de plus en plus rares et où le mode de vie métis doit changer. Gabriel et sa communauté fondent alors La Petite Ville, près de la rivière Saskatchewan (pas loin de Saskatoon aujourd’hui). De la fin des années 1860 jusqu’à 1884, Gabriel est donc le chef incontesté des communautés de la rivière Saskatchewan-Sud, période pendant laquelle, inlassablement, il défend les droits de ses compatriotes. Si l’histoire a retenu un Gabriel Dumont chef de guerre, il ne faut pas oublier qu’il fut un chef politique hors normes, doté de convictions profondes et d’une éthique irréprochable, qui privilégiera toujours la négociation politique et la diplomatie et n’aura recours à la violence qu’en dernier recours.

Les Métis vont devoir dorénavant vivre de la terre, devenir fermiers, se sédentariser un peu plus. Les villages métis de la rivière Rouge sont déjà, eux, aux prises avec ce problème. Ils voient les arpenteurs du gouvernement débarquer et menacer la distribution traditionnelle des terres (à la française, c’est-à-dire que les propriétés sont en rectangle étroit et profond à partir de la rivière) : ils veulent les cadastrer à l’anglaise (en carré) sans se préoccuper du droit d’occupation et d’utilisation des terres par les habitants.

Gabriel Dumont est au fait des problèmes des Métis de la rivière Rouge et, en juin 1870, il rencontre Louis Riel – dont le gouvernement provisoire vient de signer la fin des négociations avec le gouvernement donnant naissance à la province du Manitoba – pour l’assurer de son soutien. Durant l’été, il fait la tournée des tribus pour tenter de convaincre les chefs de former une grande alliance afin que tous, ensemble, puissent défendre leurs droits sur leurs terres ancestrales. Lui et sa communauté quittent La Petite Ville pour venir s’établir à Batoche, fondée en 1871. Gabriel y construit une maison et y opère un ferry pour traverser la rivière. La population grandissante de Batoche et de Saint-Laurent rend nécessaire l’établissement d’une forme de gouvernement autonome, et Gabriel Dumont est l’animateur des assemblées populaires à cet effet.

En 1873, la communauté se dote d’une constitution afin d’organiser la vie en commun – les règles rappellent celles des grandes chasses. Les Métis cherchent par là à remplir un vide juridique créé par le gouvernement canadien lui-même ; il ne s’agit pas de défier le gouvernement. La communauté est donc administrée par les huit membres élus du Conseil, présidé par Gabriel Dumont, vingt-huit lois, et des capitaines et soldats pour assurer la concorde civile. Le Conseil fait aussi office de cour de justice et lève les impôts. Chaque année, tous les membres de la communauté sont conviés à une assemblée générale pour élire un nouveau Conseil et potentiellement de nouvelles lois. (Consultez les lois et règlements adoptés lors de la première assemblée, en 1873.)

L’année 1875 marque un tournant pour la communauté de Saint-Laurent à plusieurs égards : la « Police montée » établit un quartier général permanent à Battleford ; les arpenteurs du Canadien Pacifique arrivent ; en 1876, le Traité 6 est signé entre le gouvernement et les chefs cris, chipewa et assiniboine. Les Métis, et notamment le clan Dumont, qui a servi d’interprète, réalisent que les tribus sont alors transférées dans des réserves, mais que leurs terres sont prises par le gouvernement. Par ailleurs, la communauté de Saint-Laurent doit gérer l’afflux de nouveaux arrivants : des chasseurs repoussés par les Américains en Saskatchewan et désespérés de la disparition des troupeaux de bisons ; des Métis de la rivière Rouge qui n’ont pas réussi à obtenir de droits de propriété à cause du fiasco des scrips et qui ont dû s’exiler plus à l’ouest.

Devant tous ces problèmes, Gabriel apparaît encore et toujours comme le leader qu’on écoute et qui agit en envoyant notamment des demandes au gouvernement. Demandes vis-à-vis desquelles Macdonald reste sourd. Il faudra attendre 1884 pour que l’envoyé d’Ottawa, William Pearce, arrive dans la région pour enquêter sur les demandes des Métis. Son rapport n’arrivera sur le bureau des dirigeants d’Ottawa qu’en février 1885. Trop tard.

En mars et avril 1884, Gabriel tente de rassembler les Métis francophones et anglophones pour agir de concert devant les menaces posées par le gouvernement. Le 28 mars, une assemblée de plusieurs centaines de personnes est convoquée, et il est alors décidé d’envoyer chercher Louis Riel. Gabriel, accompagné de Michel Dumas et de James Isbister – représentant des Métis anglophones – partent, en mai 1884, au Montana retrouver Louis Riel pour lui demander de venir les aider à convaincre le gouvernement de garantir leurs droits.

L’arrivée de Riel ne règle aucun problème. Ce dernier souhaite négocier pacifiquement avec le gouvernement comme en 1870, mais l’équilibre de pouvoir et les circonstances ont changé, et le gouvernement n’a nullement l’intention de négocier. Par ailleurs, les dissensions sont fortes : entre Métis francophones ; entre Métis francophones et Métis anglophones ; avec les différentes tribus autochtones ; sans compter le rôle des prêtres.

La rébellion devient irrémédiable

Après des mois d’envois de pétitions sans réponses et de promesses non tenues d’enquêter sur les demandes des Métis, Gabriel sait que la seule solution sera la résistance, qui devra passer par une guérilla rondement menée. En février et mars 1885, les réunions se multiplient, menées par Riel et Dumont. Le 19 mars, un gouvernement provisoire de la Saskatchewan est formé et Gabriel Dumont est nommé adjudant général. Il démontre alors toutes ses qualités de chef militaire et organise ses troupes selon la méthode des chasses, en petites unités dirigées par des capitaines.

La dernière résolution prise par cette assemblée constitutive appelle à la prise du fort Carlton afin de récupérer les armes nécessaires à la défense de la communauté. Le commandant du fort, Crozier, décide de se porter à l’avant des troupes métisses, et la bataille a lieu au lac aux Canards (Duck Lake), durant laquelle Gabriel perd son frère Isidore. Gabriel est également gravement blessé à la tête, ce qui ne l’empêche pas de continuer à diriger les troupes. Il s’agit d’une première victoire des Métis. Riel empêche Dumont d’attaquer les occupants du fort, qui partent, avec toutes les marchandises, vers Prince Albert. Une occasion manquée de se procurer des munitions, qui feront cruellement défaut quelques semaines plus tard. À Ottawa, Macdonald apprend la défaite et demande à Middleton de préparer ses troupes. Il envoie également des renforts de l’Ontario, du Québec et du Manitoba. Face à une armée canadienne qui comptera bientôt plus de 5 000 soldats dans ses rangs, Gabriel tente de rassembler tous les Métis, les Cris, les Assiniboines, les Sioux et les Pieds-Noirs, mais cette tentative se solde par un échec. Certains Cris et Assiniboines, ainsi que quelques Sioux, le rejoignent, et il peut également compter sur l’appui des chefs Big Bear et Poundmaker, mais la plupart des autres tribus, notamment celle de Sitting Bull, refusent de se joindre à la résistance. Malgré ce manque de bras, Gabriel a confiance que sa stratégie reposant sur les tactiques de guérilla auxquelles lui et ses troupes sont habitués, ainsi que leur connaissance intime du terrain, compenseront ce manque. Le courage et le génie stratégique de Gabriel s’avèrent les meilleurs atouts de l’armée de résistance. Et en effet, le 23 avril à la bataille de la Coulée des Tourond (Fish Creek), Dumont et ses alliés autochtones parviennent à battre les troupes de Middleton, pourtant quelque neuf fois plus nombreuses. Cependant, cette bataille ne modifie pas fondamentalement le rapport des forces en présence et n’est en rien décisive. Middleton prépare le siège de Batoche, un exercice auquel les Métis ne sont pas rompus et n’ont pas les moyens de faire face. Du 7 au 12 mai, seules quelques escarmouches ont lieu et, le 12 au matin, des soldats canadiens, désobéissant à Middleton, lancent l’assaut final. Les Métis sont défaits. Pendant les jours qui suivent, Gabriel s’affaire à mettre à l’abri sa femme Madeleine et à tenter de contacter Louis pour l’emmener au Montana, mais Riel s’est rendu à Middleton le 14.

La vie après Batoche

Gabriel et sa femme s’enfuient au Montana. Il est brièvement arrêté, puis relâché après quelques jours sur l’ordre du président américain, Grover Cleveland. Gabriel ne se laisse pas abattre et essaie de convaincre les Métis du Montana de porter secours à Riel, emprisonné. Sans succès, Riel est pendu le 15 novembre. Au printemps 1886, Madeleine décède, et Gabriel est embauché par Bill Cody, dit Buffalo Bill, dans son Wild West Show. L’aventure dure quelques mois. À la fin de 1886, Gabriel est amnistié comme le reste des résistants. En 1887-1888, il dicte ses premiers mémoires. Il partage son temps entre le Québec et les régions frontalières canado-américaines. Pendant toutes ces années, il ne cesse d’envoyer des missives et de rencontrer des personnalités afin de faire connaître le sort désastreux de son peuple, prouvant par là même le sens du devoir politique qui l’anime. Ce n’est qu’en 1893 que Gabriel rentre à Batoche, ou plus précisément à une petite dizaine de kilomètres, à Bellevue, chez Alexis (le fils de son cousin Jean, que Madeleine et lui ont adopté), qui est fermier. Il chasse, pêche et commerce un peu. En 1902-1903, il dicte ses deuxièmes mémoires. Le 19 mai 1906, il s’éteint subitement.

Références :

  • Gabriel Dumont, Souvenirs de résistance d’un immortel de l’Ouest, présentation et notes de Denis Combet et Ismène Toussaint, Québec, Éditions Cornac, 2009.
  • Gabriel Dumont, Gabriel Dumont Speaks, traduit par Michael Barnholden, Vancouver, Talonbooks, 2009, 2e édition.
  • Gabriel Dumont, Mémoires : Mémoires dictés par Gabriel Dumont et Récit Gabriel Dumont, textes établis et annotés par Denis Combet, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2006.
  • George Woodcock, Gabriel Dumont, Markham (ON), Fitzhenry & Whiteside, 2003.

AURÉLIE LACASSAGNE est professeure agrégée au Département de science politique de l’Université Laurentienne, à Sudbury. Théoricienne de formation, ses recherches portent notamment sur les politiques culturelles, les cultural studies et les questions identitaires. Elle s’intéresse particulièrement aux processus de créolisation dans les arts.