par Aurélie Lacassagne
Le théâtre s’apparente à une forme ultime d’art qui permet non seulement la rencontre des cultures sur scène et derrière la scène, mais aussi entre les artistes et les spectateurs. En cela, il constitue un espace politique hors norme permettant de transcender toutes les divisions – sociales, racialisées, culturelles, historiques et de genre – qui traversent nos sociétés et compromettent le vivre-ensemble. En d’autres termes, le théâtre a vocation d’outil de dialogue, et potentiellement d’émancipation, privilégié.
Le théâtre peut également se voir comme un espace de tous les possibles dans les mises en scène comme les prises de parole. C’est en particulier le cas de ce qu’Eugenio Barba définissait comme le Tiers Théâtre : « […] le caractère essentiel du Tiers Théâtre est la construction autonome d’un sens qui ne reconnaît pas les limites que la société et la culture environnantes assignent à l’art de la scène. » Et si le genre du Wild West Show – celui de Bill Cody, alias Buffalo Bill – semble le moins approprié, car entaché historiquement par son mercantilisme, son racisme et son rôle prédominant dans la production et la diffusion de stéréotypes profondément ancrés dans nos schémas de pensée, le reprendre aujourd’hui, en 2017, est une forme de réappropriation culturelle assumée ; tout comme l’avait fait, par exemple, Daniel David Moses avec The Indian Medicine Shows en 1996.
Des solitudes rassemblées dans un tiers espace
Repousser les limites imposées par la société, au Canada, cela passe, par exemple, par le rassemblement de solitudes autour d’une table d’écriture, d’une scène, d’une salle de spectacle. Il est peut-être symptomatique que l’expression consacrée soit « les deux solitudes », du nom du roman de Hugh MacLennan publié en 1945. Non pas que ces deux solitudes-là n’existent pas, mais elles n’ont jamais été les deux seules solitudes de ce pays. Une perception donc révélatrice du déni historique non seulement des nations autochtones et métisses qui constituent, aussi, ce pays, mais également de toutes les communautés immigrantes qui, depuis trois siècles, peuplent également l’espace canadien.
Le Wild West Show de Gabriel Dumont rassemble toutes ces solitudes et se propose de tisser des liens, d’avoir une conversation, de créer ensemble. Loin du multiculturalisme qui propose que chaque communauté se raconte ses histoires, chacune d’entre elles restant dans son ghetto ; il s’agit plutôt d’investir un tiers espace, pour reprendre le concept de Homi K. Bhabha, un espace où oppresseurs et opprimés se retrouvent pour confronter leurs mémoires d’un événement fondateur – les résistances métisses de l’Ouest –, pour peut-être commencer à penser ensemble de possibles voies d’émancipation. Autrement dit, ce show a l’intention d’embrasser l’hybridité (concept privilégié par Bhabha auquel je préfère celui de créolisation). En ce sens, la démarche théâtrale choisie s’inscrit dans une longue tradition, car, comme l’explicite Ric Knowles, les formes théâtrales ont toujours été hybrides, du théâtre grec au théâtre élisabéthain et à la commedia dell’arte, en passant par les théâtres multiples et variés contemporains de par le monde.
Un théâtre interculturel qui est une invitation à l’errance
Pour Ric Knowles, le théâtre interculturel se projette comme « site d’une renégociation continue des valeurs culturelles et la reconstitution d’identités individuelles et communautaires et de positions de sujets ». Autrement dit, dans la tradition des cultural studies, le théâtre, comme d’autres formes culturelles, est appréhendé comme lieu de négociation permanente et de contestation des discours hégémoniques.
Avec son approche audacieuse, Le Wild West Show de Gabriel Dumont revêt un potentiel rhizomique intéressant, à savoir un potentiel de création d’identités rhizomiques constituées de multiples racines, remettant radicalement en cause les identités-racines dominantes. C’est une pièce qui ne propose rien de moins que d’avancer les conditions de possibilité d’un véritable changement politique. La prémisse en est simple : il ne peut y avoir de réconciliation sans conversation ni décolonisation réelle. Ce spectacle participe du processus de décolonisation du théâtre et ouvre la conversation. Cette réconciliation dont tout le monde parle tant sans savoir comment la faire, les artistes réunis dans ce projet en proposent une première étape : la reconnaissance, l’écoute et la compréhension des mémoires nationales.
Pour ce faire, la pièce nous invite également à changer nos façons de penser en privilégiant l’errance, le nomadisme, afin de former de nouvelles identités sociales et culturelles qui transcendent les identités fixes imposées par l’Histoire écrite par les vainqueurs.
Comme le dit Édouard Glissant dans sa Poétique de la Relation : « L’errance ne procède pas d’un renoncement, ni d’une frustration par rapport à une situation d’origine qui se serait détériorée (déterritorialisée) – ce n’est pas un acte déterminé de refus, ni une pulsion incontrôlée d’abandon. […] C’est bien là l’image du rhizome, qui porte à savoir que l’identité n’est plus toute dans la racine, mais aussi dans la Relation. C’est que la pensée de l’errance est aussi bien pensée du relatif, qui est relayé mais aussi relaté. La pensée de l’errance est une poétique, et qui sous-entend qu’à un moment elle se dit. Le dit de l’errance est celui de la Relation. »
La pensée de l’errance, ce n’est pas le voyage ; il ne s’agit pas pour le spectateur de partir à la rencontre fortuite de l’Autre ; il ne s’agit pas de s’ouvrir à l’Autre et de rentrer chez soi avec son identité ; l’errance, c’est laisser entrer l’autre en soi pour former, non pas une nouvelle unicité, mais une multiplicité.
Une identité du multiple donc à construire ensemble en reconnaissant son caractère imprévisible et changeant, qui ne nie pas les fautes et les horreurs du passé, mais qui s’inscrit dans le mouvement présent du monde. Une identité du multiple, du multilingue, du multisensoriel comme Le Wild West Show de Gabriel Dumont vous le propose, afin de commencer à rêver de multiples avenirs réconciliés possibles.
Pour aller plus loin :
AURÉLIE LACASSAGNE est professeure agrégée au Département de science politique de l’Université Laurentienne, à Sudbury. Théoricienne de formation, ses recherches portent notamment sur les politiques culturelles, les cultural studies et les questions identitaires. Elle s’intéresse particulièrement aux processus de créolisation dans les arts.