Carnet de bord

Incursions dans Le Wild West Show de Gabriel Dumont

par Aurélie Lacassagne

À l’heure où l’on parle beaucoup de la réconciliation, il faudrait, avant toute chose, que l’on s’accorde sur les débuts de l’histoire de la Confédération. Cette mal nommée confédération ne naît pas de tous les mythes produits et reproduits par l’État canadien, la nation canadienne-française ou le nationalisme québécois. Elle naît, en réalité, à Batoche. Pourquoi Batoche représente-t-il le véritable socle de l’histoire commune à tous les Canadiens ? Parce que tous les peuples fondateurs, et ils sont plus que deux, y étaient parties prenantes. Les Canadiens français, les Britanniques, les Irlandais, différentes nations autochtones et les Métis. C’est une histoire complexe, une histoire qui a été effacée de la mémoire collective pour se replier dans des mémoires communautaires. Chacune des communautés descendantes des acteurs d’hier a construit son discours mémoriel propre à cet événement, discours qui, dans la plupart des cas, sert de ferment identitaire. Le Wild West Show de Gabriel Dumont ne propose rien de moins que d’offrir une scène pour confronter, toujours pacifiquement mais parfois douloureusement, ces différentes mémoires. Cet exercice de mise en dialogue, aussi bien dans le travail d’écriture que dans la mise en scène, est une invitation à ouvrir une grande conversation a mari usque ad mare, un échange des mémoires afin de faire avancer la compréhension mutuelle seule à même de faire avancer une véritable réconciliation.

La mise en dialogue des mémoires

Au milieu des nombreux discours, mises en scène, mythes et autres symboles qui seront agités et déployés tout au long de cette année 2017, durant laquelle le Canada célèbre son 150e anniversaire, Le Wild West Show de Gabriel Dumont apporte une contribution tout à fait originale puisqu’il met en scène les luttes mémorielles entourant les résistances des Métis se déroulant de 1870 à 1885. Ces résistances incarnent de façon exemplaire non seulement les premières années de la Confédération canadienne, mais surtout son projet social et politique, sa vision du monde, bref, un certain zeitgeist largement encore vivant de nos jours.

Très souvent occultées de l’histoire officielle et des programmes d’histoire, les luttes métisses revêtent pourtant une charge symbolique, historique et politique de la plus haute importance, en premier lieu parce que toutes les nations d’alors étaient présentes. En réalité, on pourrait même affirmer que la constitution du Canada se réalise dans les plaines de l’Ouest. La volonté de certaines élites politiques et économiques de poursuivre la construction du chemin vers l’Ouest ne peut s’accomplir qu’en mettant au pas les peuples (Nêhiyawak – Cris des Plaines ; Nakotas – Assiniboines ; Nahkawininiwak – Saulteaux ; Dënesulinés – Dene/Chipewyan ; Dakotas et Lakotas [Sioux] ; Métis) habitant ces plaines, et seule une fédération – avec un centre décisionnel fort – peut insuffler l’énergie requise pour réaliser un tel projet de même que rassembler les fonds nécessaires. Par ailleurs, il ne faudrait pas sous-estimer l’élément militaire : les Britanniques craignent une invasion américaine, invasion qui pourrait être facilitée par le soutien apporté par les nations de l’Ouest aux Américains. Encore une autre bonne raison de mettre au pas ces nations « rebelles ».

Mais il y a plus : si les résistances métisses occupent une place aussi centrale, c’est parce qu’elles symbolisent la complexité des identités et des mémoires présentes aujourd’hui au Canada. En cette période de réparation des torts et fautes du passé, on oublie l’élément essentiel : la réconciliation ne pourra se faire que par une grande conversation qui mettra fin aux luttes mémorielles, sans pour autant imposer une mémoire nationale unique. Le tour de force du Wild West Show de Gabriel Dumont est d’ouvrir ce dialogue.

Les luttes mémorielles entourant les résistances métisses sont nombreuses. Il existe une mémoire anglo-canadienne (largement dominante) qui considère ces résistances comme des « rébellions », les Métis et les Autochtones comme des « terroristes ». La récente controverse sur le possible changement de nom de l’édifice Langevin en témoigne. Le nationalisme québécois s’est approprié la figure de Louis Riel (en laissant de côté celle de Dumont, pas assez catholique ni francophone ?) comme symbole de la tyrannie anglaise. Les constructions mémorielles sont complexes chez les Métis de l’Ouest tout comme chez les différentes nations autochtones de la région, où l’on s’est interrogé sur le bien-fondé de se battre aux côtés des Métis, et chez les Franco-Manitobains et Fransaskois, brouillés pendant longtemps avec les Métis.

Autrement dit, les luttes mémorielles n’existent pas simplement entre les communautés, mais également au sein de ces dernières, particulièrement dans les nations dominées, opprimées et marginalisées. Elles font ressortir les nombreuses lignes de fracture qui traversent le pays.

Batoche, lieu de naissance du Canada

Batoche, c’est…

  • Kosovo Polje (1389), qui sert de mythe fondateur aussi bien aux Serbes qu’aux Kosovars et, 600 ans plus tard, en 1989, marque le début de troubles qui mèneront à la guerre de Yougoslavie.
  • Bannockburn (1314), qui parachève l’indépendance de l’Écosse et qui sera suivie en 1320 de la déclaration d’Arbroath, une ode à la liberté des peuples unique en ce genre, signée par les nobles d’Écosse et affirmant la souveraineté de la nation écossaise.
  • Hastings (1066), qui ouvre l’ère anglo-normande.
  • Crécy (1346) et Azincourt (1415), cette dernière rendue célèbre par Shakespeare, qui fondent la nation française.
  • Borodino (1812), qui enracine la nation russe.

La liste serait longue de toutes ces boucheries qui ont servi, avant toute chose, de fondation à un récit national, à l’édification d’un panthéon national où les morts se doivent d’être vénérés, tombés pour la patrie, et à l’ombre desquels les petits écoliers de par le monde grandissent en apprenant que la gloire ne s’acquiert que dans la mort. Robert Brasillach (ô ironie du sort) rappelait dans Les frères ennemis que « l’histoire est écrite par les vainqueurs », mais cela n’empêche en rien les vaincus de faire de leurs défaites militaires les points d’ancrage de leurs identités nationales. Si le Canada se veut une nation, il doit reconnaître que Batoche est sa fondation. Le Canada ne naît pas à Charlottetown, à Londres ou à Ottawa. Il naît à Batoche, car toutes les composantes de cette « nation canadienne » y sont représentées. La réconciliation nationale doit donc impérativement partir de ce campement de la rivière Saskatchewan Sud.

À la défense de Gabriel Dumont le Métis

Les nations aiment l’homogénéité. L’armée, l’école, la langue (unique et hégémonique), la Culture (avec une lettre capitale, celle d’en haut) sont les armes utilisées par les nations pour homogénéiser les peuples, des rouleaux compresseurs écrasant les différences. Les nations aiment à se concevoir comme des éléments purs descendant d’une racine unique. Elles rejettent le multiple, les mélanges. Par-dessus tout, elles craignent la contamination. Ne nous trompons pas : ce n’est pas tant l’Autre qui fait peur à la nation ; l’Autre, l’ennemi, peut se combattre, c’est pour ça que la guerre existe ; on a même besoin de cet Autre pour exister ! Comme miroir du Nous. Non, le plus grand danger est moins visible, plus insidieux, il se trouve sur notre propre territoire national : le bâtard. Et « dans notre culture occidentale, comme l’a souligné Jean Marc Dalpé, les bâtards n’ont pas bonne réputation[1] ». Le Métis n’est ni Écossais, ni Anglais, ni Français, ni Cri, ni Assiniboine, ni Déné, ni Ojibwé, il est un joyeux mélange de tout ça. Et c’est la raison pour laquelle il est la figure d’altérité honnie, niée, rejetée.

« Les métis, les hybrides, les bâtards vivent dans une espèce de zone frontalière du no man’s land tampon flou ambigu pas net, impur… En d’autres mots : Since we’re out, we’re fucked », pour reprendre les termes de Dalpé.

Cette pièce est une ode à Gabriel Dumont, une invitation à embrasser la batardisation ! En cela, elle s’inscrit dans le mouvement universel de l’histoire contemporaine, qui voit, depuis quelques décennies, les hybrides, les créoles, les bâtards des quatre coins du monde sortir du gouffre, crier et chanter le cri de la poésie, dire avec force qu’ils existent, que dorénavant il faudra compter avec eux et non plus sur eux. C’est ce que le grand penseur caribéen de la créolisation, Édouard Glissant, appelle le Chaos-Monde, cet impératif de reconnaître le multilingue, la créolisation, les décentrements, la Relation entre tous, qui constituent le Tout-Monde. Le formidable (et ironique) renversement du monde, où les grandes métropoles impériales du Centre (Londres, Paris, New York, Toronto, Montréal) ne dominent plus, et si elles le font, c’est largement sous l’influence de la créativité des Autres, venus d’ailleurs ; le vieux Monde se périphérise. Les jeunesses du monde, les créateurs portent leur regard aujourd’hui vers Dakar, Kingston (Jamaïque), Mumbai, São Paolo.

Gabriel Dumont donc : Métis canadien-français parlant six langues autochtones et le français, plus à l’aise avec un arc qu’un crucifix, sur un cheval au galop qu’à genoux à l’église, marié avec Madeleine Wilkie (descendante écossaise, chippewa, canadienne-française, assiniboine). Gabriel Dumont, chef de chasse et commandant militaire des Métis, largement passé aux oubliettes de l’Histoire, qui ne retint que Louis Riel (Métis déjà culturellement assimilé, contrairement à Dumont, et fervent catholique). Redonner à Gabriel Dumont la place centrale qu’il a effectivement occupée durant la résistance métisse en réalisant son rêve fou d’un Wild West Show qui raconterait l’histoire de son peuple, l’histoire de nos peuples, notre histoire commune. Il ne s’agit pas simplement de réhabiliter le personnage, mais d’offrir une nouvelle vision du monde où le sang-mêlé a le droit de cité, où la créolisation devient une esthétique de choix.

Un théâtre d’émancipation

Fondamentalement, la pièce Le Wild West Show de Gabriel Dumont, parce qu’elle est écrite par de multiples mains issues de toutes ces nations et peuples, met en dialogue ces différentes mémoires. Il s’agit d’un chœur où chaque voix s’entend et s’exprime, une prise de parole de chacun qui invite à une réponse des autres.

En cela, c’est un acte politique magistral qui s’inscrit dans la tradition d’un théâtre engagé, visant à contribuer à la cité, à ses débats, et à l’émancipation. Il réaffirme le potentiel politique à changer le monde, comme le soulignait Bertolt Brecht. On pourrait même affirmer qu’il s’agit d’un projet théâtral qui se situe également dans le « Tiers Théâtre », selon la classification d’Eugenio Barba, un théâtre caractérisé par « la construction autonome d’un sens qui ne reconnaît pas les limites que la société et la culture environnantes assignent à l’art de la scène », un théâtre qui convoque des artisans de divers horizons et diverses origines pour qu’au travers de la performance théâtrale, ils puissent échanger ; c’est une forme de « troc ». En d’autres termes, Le Wild West Show de Gabriel Dumont se veut un site de négociation, de renégociation des identités et des cultures. Ce travail d’échange n’est pas chose aisée, mais le travail d’écriture à multiples mains a fonctionné, car comme l’a mentionné Jean Marc Dalpé : « Around the table, people defend agendas but are not precious about it. »

Cette pièce représente peut-être une des premières véritables créations postcoloniales du théâtre canadien. Elle est fondamentalement un lieu d’échanges ; l’échange, cet acte indispensable du théâtre postcolonial.

Pour aller plus loin :

  • Eugenio Barba, « Tiers Théâtre : l’héritage de nous à nous-mêmes », traduit par Éliane Deschamps-Pria, Jeu, no 70, 1994, p. 43-53.
  • Jean Marc Dalpé, Il n’y a que l’amour, Prise de parole, coll. « BCF », 2011 [1999].
  • Édouard Glissant, Poétique de la Relation : Poétique III, Gallimard, coll. « Blanche », 1990.
  • Howard McNaughton, « Negotiating Marae Performance », Theatre Research International, vol. 26, no 1, 2001, p. 25-34.

AURÉLIE LACASSAGNE est professeure agrégée au Département de science politique de l’Université Laurentienne, à Sudbury. Théoricienne de formation, ses recherches portent notamment sur les politiques culturelles, les cultural studies et les questions identitaires. Elle s’intéresse particulièrement aux processus de créolisation dans les arts.

 

[1]. Les propos de Jean Marc Dalpé sont tirés d’une conférence qu’il a donnée le 8 novembre 1996 au Collège universitaire de Saint-Boniface dans le cadre du symposium Canada : horizons 2000. Elle a paru dans son recueil Il n’y a que l’amour sous le titre « Culture et identité canadienne » (Prise de parole, coll. « BCF », 2011 [1999], p. 247-258.).