Réinventer l’univers foisonnant et fabuleux de Marie-Claire Blais dans SOIFS Matériaux

ENTRETIEN

Au cours de son histoire, UBU a fréquemment créé des spectacles à partir de textes non théâtraux. En quoi le roman de Marie-Claire Blais s’inscrit-il dans cette démarche ?

Denis Marleau — Soifs nous a d’abord interpellés par le souffle de son écriture, par son ampleur hors normes, par la vision kaléidoscopique du monde qu’il embrasse et sa profondeur humaine. Avec les acteurs et tout ce que le théâtre peut mettre en branle, notre désir est de s’accorder à la respiration singulière de Marie-Claire Blais, dont l’écriture se déplace d’un personnage à l’autre, toujours à travers un continuum d’idées, de situations ou de sensations, et aussi par leurs ruptures, leurs détours et leurs digressions qui les font passer d’un plan à un autre.

Stéphanie Jasmin – C’est aussi une autre façon d’approfondir l’approche de jeu que nous avons déjà abordée : comment parler de soi à la troisième personne ? Comment être en scène doublement comme porteur de la narration et par l’incarnation même du langage, et non seulement par son signifié psychologique ?

Quels principes vous ont guidés pour l’adaptation de ce cycle romanesque pour la scène ?

D. M. — Dans le cycle se déploie un flux verbal ininterrompu, sans paragraphe, qui demande au lecteur une grande attention. Toutes les œuvres sont écrites en de longues phrases qui font plusieurs pages.

J’ai compté dans son premier livre, Soifs, 65 points finaux de ponctuation sur 316 pages dont les phrases se déplient en toute liberté, circulant sans transition de la narration à des dialogues ou à des monologues intérieurs, d’un personnage à un autre, d’une temporalité ou d’un lieu à l’autre. Parmi plus de 240 personnages du cycle, nous en avons choisi 25, sans compter les musiciens, et presque tous sont tirés de Soifs.

S. J. — Soifs est constitué d’une pluralité d’histoires qui s’entrelacent, qui se répondent et reviennent parfois avec des variations et qui souvent demeurent ouvertes, irrésolues. La force de cette écriture réside dans sa respiration rythmique et musicale, presque incantatoire, et c’est une dimension de l’œuvre qui nous inspire.

Comment rendre la multiplicité des atmosphères et des lieux ?

D. M. — La musique et les bruits de la nature ou de la ville occupent une place importante dans le récit, on y perçoit tout un monde sonore qui traverse les phrases au gré des diverses trames narratives. Il y a d’abord la musique de la fête, mais il y a aussi celles qui surgissent dans la pensée des personnages ou qui relèvent de leurs états d’âme.

S. J. — Soifs se passe dans une île entre les États-Unis et les Caraïbes, visiblement inspirée de Key West, là où réside Marie-Claire Blais et où elle a écrit tout son cycle. En filmant là-bas, j’ai cherché des sortes d’artéfacts, de traces de ces images qui foisonnent dans le livre, plus comme des fragments, des gros plans sur un détail, pour en créer une topographie sensible, suivant la mobilité et la subjectivité de la pensée. Les longues phrases de Soifs me sont apparues dès ma première lecture comme des plans-séquences de cinéma. C’est cette qualité cinématographique de l’écriture qui m’a inspiré la forme scénique.

Quels sont les enjeux de l’œuvre?

S. J. — Soifs met en jeu les contrastes sidérants du monde dans lequel on vit. Si l’on peut situer la temporalité de ce premier roman du cycle à la fin des années 1990, au moment où le sida décime la communauté homosexuelle et que les effets de la guerre du Golfe résonnent encore, il y a chez Marie-Claire Blais une sorte de don de prémonition qui élargit la portée de vue et anticipe les enjeux politiques et sociaux actuels et criants, comme les naufrages des migrants, la violence sexuelle faite aux femmes, les enfants-soldats, la résurgence du racisme aux États-Unis, le péril climatique…

Que faire avec cette violence et surtout avec notre impuissance ? Comment continuer à vivre normalement après avoir vu un reportage sur les enfants-soldats au Yémen ou écouté le témoignage d’une famille syrienne rescapée des traversées mortelles ?

Marie-Claire Blais ne sépare pas ces deux plans de l’existence, elle les relie, les prend de front, les confronte constamment, en juxtaposant ces situations de façon concrète par le côtoiement de ses personnages contrastés et de leurs différentes expériences de vie. Elle donne ainsi une dimension humaine, réelle et intime à ces tragédies du monde, révélant une mémoire collective, plus profonde et commune que l’on pense.

D. M. — Marie-Claire regarde la vie imprévisible et toujours en mouvement à partir d’une position fixe et bienveillante qui échappe aux vérités toutes faites. Elle se met en relation autant avec le bourreau qu’avec la victime, avec les êtres qui se noient et ceux qui les sauvent, avec ceux qui entrent dans la vie et ceux qui la quittent, avec les vents d’orages et les doux alizés, avec les chats et les oiseaux ; rien de l’enfer ni de l’Éden n’échappe à son regard.

*Reproduit avec la permission du Festival TransAmériques (FTA)


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