Il y a dix ans, on lui a dit que ça ne pourrait jamais être réalisé — c’était trop gros, trop inusité, trop diversifié, trop axé sur les femmes. Aujourd’hui, l’artiste Nicole Brooks se réjouit du succès de sa création, Obeah Opera.
La créatrice révolutionnaire Nicole Brooks partage son inspiration pour Obeah Opera, l’importance d’une narration purement orale, et comment elle croit que l’art peut aller au-delà de l’éducation et du divertissement pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas.
Racontez-nous le trajet qui a mené Obeah Opera de son concept original à ce qui sera présenté à Luminato en juin.
NB : Les modestes débuts d’Obeah Opera remontent à 2009, au festival rock. paper.sistahz de b current, et plus tard dans son programme rAiz’n the Sun en 2011. Une version d’une heure d’Obeah Opera a été montée par b current et Theatre Archipelago en février 2012, et a été finaliste aux prix Dora Mavor Moore Award dans la catégorie « Meilleure nouvelle comédie musicale/opéra » en mai 2012. À l’automne 2013, l’œuvre est retournée en développement lorsque Nightwood Theatre a accepté d’offrir du soutien dramaturgique et de présenter une nouvelle version d’une heure dans le cadre de son festival Groundswell, en 2014. De là, un partenariat est né entre Culchahworks Arts Collective et Nightwood Theatre avec une commande importante du festival Panamania associé aux Jeux panaméricains et para-panaméricains de Toronto, où une version de deux heures d’Obeah Opera a été présentée pour la première fois dans le cadre de PANAMANIA 2015.
Au cours des deux années suivantes, Obeah Opera est retourné en développement dans le but de monter le spectacle avec une distribution complète de 20 femmes aux origines diverses, ainsi qu’une trame sonore, une chorégraphie et une scénographie pleinement réalisées, afin de le présenter en 2018-2019 et de rendre le tout exportable en tournée. Avant la série complète de représentations, le festival Fall For Dance North Festival a passé une commande pour présenter de nouveaux numéros de danse devant plus de 6000 personnes en octobre 2018. Maintenant dans son incarnation finale, Obeah Opera a reçu une commande pour présenter sa première au festival Luminato en juin 2019 avec le soutien du Fonds national de création du CNA, du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de l’Ontario et du Conseil des arts de Toronto.
Depuis combien de temps cette œuvre est-elle en développement?
NB : 2019 marquera 10 ans de développement pour ce spectacle. J’ai déjà entendu que ça prenait dix ans pour devenir un succès instantané, alors on se croise les doigts ;).
Quels sont certains des plus grands défis et obstacles auquel vous avez dû faire face en créant et remontant cette œuvre?
NB : Dès le départ, on m’a dit que cette pièce ne pouvait être montée. C’était trop gros, trop inusité, trop diversifié, trop axé sur les femmes… C’était donc un défi de trouver suffisamment de soutien, en général, ce qui a fait en sorte qu’il manquait quelque chose à chaque incarnation de l’œuvre pour véritablement représenter la vision globale. Avec le recul, toutefois, je suis reconnaissante pour ce défi particulier, puisqu’il a permis à l’œuvre d’être travaillée en atelier à maintes reprises au fil des ans, un peu comme les spectacles off-Broadway testent leur nouveau matériel devant différents publics et le peaufine avant d’arriver sur Broadway. J’en suis venue à comprendre que la majorité des créations canadiennes n’ont pas le luxe d’avoir autant de temps de développement, et en fin de compte, ça s’est avéré très bénéfique pour le spectacle, lui permettant d’en arriver là où il se trouve maintenant.
Que veut dire le mot « Obeah » et quel est le lien avec l’œuvre?
NB : Le mot Obeah, dans le jargon populaire, est un terme antillais pour la sorcellerie. Au cours de mes recherches sur les procès des sorcières de Salem, j’ai découvert le mot Obeah dans leurs publications et j’ai été très surprise, puisque Obeah est un terme antillais, pas anglais ou américain. J’avais là la preuve qu’il y avait une présence antillaise lors des procès des sorcières de Salem, et en fouillant davantage, j’ai découvert que, à l’exception de Tituba (dont l’histoire était pour le moins très limitée), les femmes antillaises étaient présentes, mais leurs histoires étaient absentes, et n’avaient jamais été racontées.
Si vous aviez à résumer l’intrigue d’Obeah Opera en 10 mots, quels seraient-ils?
NB : Histoire de chasse aux sorcières racontée par des femmes antillaises.
Les procès des sorcières de Salem sont un sujet populaire en art, en littérature et au cinéma. Comment Obeah Opera interprète-t-il cette période différemment?
NB : Obeah Opera raconte les procès des sorcières de Salem différemment puisqu’il adopte le point de vue de Tituba et des autres femmes esclaves antillaises qui habitent également la ville. Au-delà de cette perspective, la distribution entière de la pièce est composée uniquement de femmes. Le pouvoir de la narration est donc entièrement ancré dans une perspective féminine, complètement détaché du regard patriarcal sur la chaîne d’événements historiques.
De plus, il est important de mentionner que l’histoire est entièrement chantée a capella – ce qui en fait donc un opéra (une pièce de théâtre entièrement chantée) sans instruments à l’appui et sans lien direct avec un genre ou une époque précise. C’est une œuvre dramatique innovatrice qui redéfinit l’opéra en l’éloignant du standard classique européen et en utilisant une variété de genres musicaux qu’on retrouve principalement dans ce qui est considéré la musique « noire », notamment les spirituals, le blues, le jazz, le gospel, la musique africaine traditionnelle, le folk antillais, le calypso, le ska, le R&B et le reggae. Elle élargit la définition d’opéra en y intégrant une panoplie d’éléments narratifs des arts de la scène et en employant une approche interdisciplinaire qui comprend le théâtre traditionnel, la comédie musicale, l’opéra, la danse et les arts visuels. Elle introduit donc une nouvelle utilisation de la langue, de la voix et du mouvement, ce qui vient transformer l’expérience que les gens verront sur scène.
La voix « nue » devient le point focal de la narration, permettant ainsi à l’histoire des femmes de prendre la place qui lui revient au cœur de la scène.
Pourquoi vouliez-vous présenter cette œuvre à Luminato?
NB : Le festival Luminato est reconnu comme l’un des plus importants festivals artistiques internationaux en Amérique du Nord, et je me suis rapidement accroché à l’idée de voir mon œuvre présentée dans le cadre du Festival, afin qu’elle puisse s’inscrire dans les annales. J’avoue que je voulais voir cette œuvre présentée là où les meilleurs artistes au Canada, voire les meilleurs artistes au monde, présentent leur travail. J’ai l’honneur d’avoir cette plateforme où je peux partager mon travail avec le monde et exposer les publics de Luminato à l’univers et l’expérience unique d’Obeah Opera.
Venez taper du pied et frapper des mains avec Obeah Opera du 13 au 22 juin 2019 au Fleck Dance Theatre.
*Reproduit avec la permission du Festival Luminato