≈ 1 hour and 15 minutes · No intermission
Last updated: May 15, 2019
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Je considère tous les éléments concrets sur la scène (la parole fait partie de ces éléments concrets) comme les mots du poème théâtral.
En fait, entre un auteur comme je le suis devenu et un metteur en scène, c’est juste une question de développement du geste.
Si un metteur en scène a déjà écrit une dizaine de fois « sur une pièce » sans changer un seul mot de l’œuvre (ce qui est selon moi déjà une façon de réécrire la pièce), il finira peut-être, tout naturellement, par avoir envie de réécrire la pièce plus encore, en allant même jusqu’à changer les mots de l’œuvre, franchir ce mur du respect de l’œuvre que je trouve suspect, parfois morbide. Je vois le travail du metteur en scène moderne comme un palimpseste. Réécrivant sur le manuscrit, le parchemin de l’auteur. Après avoir réécrit le sens à travers sa mise en scène sans en changer un mot, le metteur en scène commence un jour, et c’est normal, à avoir envie, comme moi je l’ai eu, de réécrire en grattant le manuscrit, en réécrivant par-dessus, ce qui est la définition exacte du palimpseste.
C’est ce processus proche de celui de la mise en scène moderne qui m’amène par exemple à ne pas monter Les trois sœurs de Tchekhov mais finalement à réécrire sur le parchemin des Trois sœurs, comme dans ma pièce Au monde.
Je suis un metteur en scène qui a poussé un peu plus loin le geste de la mise en scène. Ce processus était inévitable et je ne crois pas qu’il ne concerne que moi. Je pense qu’il va produire l’éclosion d’un grand nombre d’auteurs d’aujourd’hui, pleins de leur histoire de théâtre et concernés par leur présent.
C’est aussi une conception de l’écriture qui considère que nous sommes profondément liés aux autres, ceux qui nous ont précédés, qu’ils existent à travers nous. Nous ne créons pas à partir de rien, il n’y a pas de vide à l’intérieur de l’humain, il n’y a pas de vide à l’intérieur de la culture humaine.
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Extrait de Théâtres en présence, Actes Sud-Papiers, collection « Apprendre », 2OO7.
par JEAN-CLAUDE ZANCARINI
Il faut tenir Pinocchio pour un livre qu’on ne peut réduire à une seule lecture, pour un livre qu’il faut accepter avec ses contradictions, ses hésitations, ses revirements, qu’il faut considérer dans sa complexité, sans le réduire à un seul de ses aspects. Si le discours pédagogique, le discours d’éducation, est incontestablement présent, il est toujours présenté avec son contraire, et le titre que Collodi finit par choisir lorsqu’il reprend sa narration le 16 février 1882, cédant aux prières de ses « petits lecteurs » et de la direction du Giornale per i bambini, est à prendre au sérieux : il s’agit bien d’« aventures », et d’un personnage qui incarne cet esprit, refuse de s’en tenir au monde connu et part en courant, dès qu’il en a l’occasion, sans écouter « ceux qui en savent plus que lui ». Il fait preuve de cet esprit d’aventure dès les premières pages du livre, à peine est-il ébauché par son père et s’est-il dégourdi les jambes : « il sauta dans la rue et décampa ». On sait que cette première fuite sera suivie par bien d’autres; elle est également un symbole qu’on fera bien aussi d’intégrer dans la lecture : le personnage, le livre échappent à leur créateur, à ses intentions éducatives et moralisatrices. […]
C’est qu’il y a deux âmes dans Pinocchio, deux logiques dans le livre : celle de Pinocchio le rebelle, celle de Pinocchio le petit garçon comme il faut. C’est la présence simultanée de ces deux âmes, de ces deux logiques, qui anime le livre et lui donne son mouvement, sa structure. [...]
On est face à une spirale qui pourrait se dérouler sans fin, et que l’on pourrait formuler ainsi : aventure, échec, bonnes résolutions, nouvelle aventure, nouvel échec, nouvelles bonnes résolutions, et cela jusqu’au moment où il faudra trouver une fin qui paraît bien improbable tant que Pinocchio est ce qu’il est...
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Extrait de Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, édition bilingue, Flammarion, collection « GF », 2OO1.
L’HOMME ÂGÉ
Excuse-moi mon petit garçon.
Je voulais te parler de quelque chose.
LE PANTIN
Quoi encore?
L’HOMME ÂGÉ
Maintenant que tu as mangé il serait peut-être temps de réfléchir un peu, tu ne crois pas?
LE PANTIN
Réfléchir ?
C’est tout ce que tu as à me proposer comme programme?
Il y a vraiment un problème ici
je m’ennuie c’est l’horreur je te jure
et tu voudrais que je réfléchisse? Mais à quoi?
L’HOMME ÂGÉ
Réfléchir à ce que tu vas faire plus tard dans la vie, tu peux pas rester ici à rien faire.
LE PANTIN
Qu’est-ce que tu me proposes à la place?
L’HOMME ÂGÉ
Eh ben d’aller à l’école par exemple.
LE PANTIN
L’école?
Qu’est-ce qu’on fait à l’école?
L’HOMME ÂGÉ
On travaille et on apprend un travail pour plus tard quand on devient adulte.
LE PANTIN
Mais moi j’ai pas envie de travailler, j’ai juste envie de m’amuser, j’ai envie d’être riche, j’ai pas envie de pas rigoler dans la vie, tu comprends ?
L’HOMME ÂGÉ
On ne peut pas faire que s’amuser dans la vie.
LE PANTIN
Moi si.
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Joël Pommerat, Pinocchio, Actes Sud-Papiers, collection « Heyoka Jeunesse », avec des illustrations d’Olivier Besson, 2008.
par MARION BOUDIER
En quête de bonheur, Pinocchio aimerait « être heureux », il voudrait « changer », mais pour cela il lui faut apprendre à « reconnaître ce qui est vrai ». Comme nombre de personnages des pièces de Pommerat, il souffre d’un problème de perception. Dominé par ses pulsions, Pinocchio est « aveugle » comme l’était le Présentateur enfant : « Mes yeux n’ont appris à voir que très tard, bien après que mes jambes eurent appris à marcher. » À l’inverse de Sandra dans Cendrillon qui a une image dévalorisée d’elle-même, Pinocchio est persuadé de sa toute-puissance (« on est forts nous les pantins! »).
Pinocchio vit dans l’immédiateté de la pulsion et du désir : il se précipite sur la diva dans la baraque de foire; touché par la beauté de la Fée, il lui dit qu’il va l’embrasser! Ce dont il doit faire l’expérience, c’est de cette friction vitale et fondamentale entre principe de plaisir et principe de réalité. En termes psychanalytiques, le parcours initiatique de Pinocchio revient à sortir de l’hallucination, du rêve et de la pulsion, à travers un processus de sublimation et de conscientisation, pour admettre l’existence d’une réalité insatisfaisante ou frustrante. Les échecs de Pinocchio constituent l’épreuve de la réalité grâce à laquelle l’enfant pantin peut devenir un jeune homme, un « véritable être humain ».
Dans ce processus, l’éducation est l’une des médiations qui permet au principe de réalité de réguler le principe de plaisir, car il ne s’agit pas de renoncer à son désir mais d’apprendre à le différer et à le combler autrement. Comme le souligne Pommerat, l’éducation est une contrainte qui libère :
Il y a une allégorie forte dans Pinocchio : celle des enfants qui, n’allant pas à l’école, finissent comme des ânes, non pas seulement l’âne comme figure du mauvais élève mais l’âne comme celui qui porte le poids des autres, qui porte ce que les autres ne veulent pas porter. Intégrer le cadre d’une école, d’une autorité, d’une discipline, ce n’est pas simplement aller vers la norme, c’est aussi pour pouvoir échapper à une forme d’aliénation sociale. Si on ne va pas à l’école, on finit « esclave des autres » parce qu’on n’a pas les armes culturelles pour lutter, pour faire face aux autres, à la tentative de domination de l’autre. Dans l’Italie des années 1860, la culture et l’éducation étaient des questions primordiales par rapport à l’acquisition de la liberté. L’école n’était pas encore obligatoire, mais cela a encore des résonances aujourd’hui. Ce qui est paradoxal, c’est qu’à un moment donné, il faille aller vers une contrainte pour acquérir une liberté1.
Dans un premier temps, l’école n’apparaît pas à Pinocchio comme un lieu d’émancipation intellectuelle et sociale, mais comme un moyen pour « apprendre comment gagner de l’argent ». L’Homme âgé et la Fée lui enseignent en effet qu’il faut étudier pour travailler et travailler pour bien vivre, tandis que le mauvais élève refuse de « travailler au lieu de vivre ».
Devenir un être conscient de soi et du monde nécessite également d’exister dans le regard des autres. À l’inverse d’une pensée de l’individu-substance, individu indépendant et autosuffisant, Pommerat réaffirme à travers ses personnages que l’identité est relationnelle et évolutive.
1. Joël Pommerat, entretien en complément du film du spectacle, DVD de Pinocchio, réalisé par Florent Trochel, Arte, Axe Sud, 2010.
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Extrait de la postface de la pièce parue chez Actes Sud dans la collection « Babel » (2008 [2015]).
Joël Pommerat est né en 1963. Il arrête ses études à 16 ans et devient comédien à 18 ans. A 23 ans, il s'engage dans une pratique régulière de l'écriture. Il étudie et écrit de manière intensive pendant 4 ans. Il met en scène un premier texte en 1990, à 27 ans, Le Chemin de Dakar, monologue non théâtral présenté au Théâtre Clavel à Paris. Il fonde à cette occasion sa compagnie, qu'il nomme Louis Brouillard. Suivront les créations Le théâtre en 1991, 25 années de littérature de Léon Talkoï en 1993, Des suées en 1994, Les événements en 1994. Ces différents textes sont écrits et mis en scène selon un processus qui commence à se définir, le texte s'écrivant conjointement aux répétitions avec les acteurs. Tous ces spectacles sont présentés au Théâtre de la Main d’Or à Paris.
En 1995, il répète et crée le spectacle Pôles aux Fédérés de Montluçon (repris deux mois au Théâtre de la Main d'Or) qui représente le premier texte artistiquement abouti aux yeux de l'auteur et qui est le premier texte à être publié, en 2002, aux Editions Actes Sud-papiers. En 1997, il crée Treize étroites têtes aux Fédérés, pièce reprise au Théâtre Paris-Villette. Cette année est aussi celle du début d’une longue résidence de la compagnie au Théâtre de Brétigny-sur-Orge (direction Dominique Goudal). En 1998, il écrit une pièce radiophonique, Les enfants, commandée par France Culture. Il co-réalise pour la radio sa pièce Les Evénements la même année. Après la création de Treize étroites têtes et pendant 3 ans, jusqu’en 2000, il se consacre exclusivement à la recherche cinématographique. Il réalise plusieurs court-métrages vidéo. En 2000, il abandonne définitivement cette voie et revient au théâtre.
Il présente au Théâtre Paris-Villette trois mises en scène de ses textes deux « recréations », Pôles et Treize étroites têtes et une création, Mon ami. En 2001, la Compagnie Louis Brouillard entame une série de représentations de ses spectacles en tournée. Depuis, les tournées ne cesseront de se développer. En 2002, il crée Grâce à mes yeux, toujours au Théâtre Paris-Villette. En janvier 2003, il crée Qu'est-ce qu'on a fait ? à la Comédie de Caen. Cette pièce est une commande de la CAF du Calvados sur le thème de la parentalité, et ce spectacle est joué dans les centres socio-culturels de la région de Caen. En janvier 2004, il crée Au monde au Théâtre national de Strasbourg. C’est le début de tournées internationales. En juin 2004, il crée Le Petit Chaperon rouge au Théâtre de Brétigny-sur-Orge, premier spectacle destiné aussi aux enfants. En 2005, il crée D’une seule main au Centre dramatique régional de Thionville. La compagnie entame alors une résidence de trois ans avec la Scène nationale de Chambéry et de la Savoie. En janvier 2006, il crée Les marchands au Théâtre national de Strasbourg, puis en avril Cet enfant au Théâtre Paris-Villette qui est une recréation de Qu'est-ce qu'on a fait ? Les pièces Au monde, Les Marchands et Le Petit Chaperon rouge sont reprises au Festival d'Avignon 2006. En 2007, il crée Je tremble (1) au Théâtre Charles Dullin à Chambéry. Cette même année, la compagnie entame une résidence de trois ans avec le Théâtre des Bouffes du Nord. Joël Pommerat réalise une nouvelle mise en scène de Cet enfant en russe, au Théâtre Praktika, à Moscou. En mars 2008, Pinocchio, est créé à l’Odéon-Théâtre de L’Europe. En juillet 2008, il crée Je tremble (2) et reprend Je tremble (1) au Festival d'Avignon. Ce diptyque est repris en 2008 au Théâtre des Bouffes du Nord. Il y crée en 2010 Cercles/Fictions. La même année, il crée une nouvelle mise en scène de Pinocchio en russe au Théâtre Meyerhold à Moscou dans le cadre des années croisées France-Russie. En 2011, il crée Ma chambre froide à l’Odéon - Théâtre de L’Europe. Il écrit un livret pour l'opéra Thanks To My Eyes d'après sa pièce Grâce à mes yeux (musique d'Oscar Bianchi) qu’il met en scène et crée au Festival d'Aix-en-Provence la même année. En 2011, il crée au Théâtre National de Bruxelles Cendrillon, texte original à partir du mythe, qui est repris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. La même année, il crée La grande et fabuleuse histoire du commerce à la Comédie de Béthune. En 2013, il crée La Réunification des deux Corées à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. En 2014, il met en scène Une année sans été de Catherine Anne avec de jeunes comédiens et il adapte son spectacle Au monde pour l’opéra sur une musique de Philippe Boesmans au Théâtre de la Monnaie.
En 2006, il reçoit le Prix de la Meilleure création d’une pièce en langue française du Syndicat de la critique pour sa pièce Cet enfant. En 2007, il obtient le Grand Prix de littérature dramatique pour Les marchands. Sa compagnie Louis Brouillard reçoit deux Molières des Compagnies pour Cercles / Fictions en 2010 et pour Ma chambre froide en 2011. Il reçoit aussi le Molière de l’auteur francophone vivant pour Ma chambre froide en 2011. En 2013, avec La Réunification des deux Corées, il reçoit le Prix Beaumarchais/le Figaro du Meilleur auteur, le Prix du Meilleur spectacle du théâtre public dans le cadre du Palmarès du Théâtre, le Prix de la Meilleure création d’une pièce en langue française du Syndicat de la critique.
Tous les textes de Joël Pommerat sont publiés aux Editions Actes Sud-papiers.
International Alliance of Theatrical Stage Employees