≈ 1 hour and 15 minutes · No intermission
Last updated: May 26, 2022
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« L’amour n’est pas si sérieux, il suffit de composer l’image, je serai une sainte plus tard, mon image sera miraculeuse, on la regardera avec amour et vénération, elle sera plus forte que moi, plus forte que tout, il suffit de tenir l’image, tout va bien. »
Le visage d’une femme apparaît dans la pénombre. Une femme qui n’a pas d’âge ou qui aurait tous les âges. C’est peut-être sa conscience qui se fait soudain entendre et qui ne serait pas altérée par le temps. La part intime d’elle qui ne change jamais malgré les années qui passent, malgré les transformations du corps et du visage.
On comprend peu à peu que la vie de cette femme a traversé le XXe siècle qui a vu l’avancement de l’émancipation féminine mais sans qu’elle en jouisse tout à fait. C’est une femme sans destin exceptionnel, qui a fait de son mieux pour bien vivre et être heureuse. D’elle, surgit soudain une voix jamais entendue auparavant, une lame de fond qui réanime autrement certains moments de son existence. Cette mémoire réactualisée en un souffle déferlant prend appui sur un cadre avec lequel elle avait ordonné sa vie. Ce sont les dix commandements, non pas de Dieu, mais de Dorothy Dix, une chroniqueuse américaine qui dispensait ses recettes et conseils de bonheur dans le journal.
Après l’écriture d’Ombres (2005) et Les Marguerite(s) (2018), qui prenaient ancrage dans la pensée intime de personnages réels de l’histoire littéraire, j’explore cette fois celle d’une femme en apparence sans histoire, comme des milliers d’autres. Une femme qui s’inspire de ma grand-mère mais qui n’est plus elle non plus. C’est une voix que j’ai entendue parfois poindre chez elle de façon intempestive… Pas la voix de la grand-mère souriante, positive et aimée de tous, mais une voix plus sombre et profonde. Celle d’une femme désirante, celle qui est restée intacte à l’intérieur d’elle-même, hors du temps qui passe. J’ai élaboré la trame de cette voix captée comme une basse fréquence, celle d’une femme qui aurait voulu écrire et qui déroule le film de sa vie comme un trop-plein qui déferle, en désordre et en un souffle.
Les dix commandements pour être heureuse de Dorothy Dix, qui ont été en quelque sorte le guide de vie de cette femme, structurent le texte et m’ont donné la note pour chacune de ses parties, telle une réminiscence inconsciente devenant le point de départ d’une révolte sourde ou d’un désir inconscient de libérer quelque chose, dans une lucidité inattendue.
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Le texte de la pièce Les dix commandements de Dorothy Dix est publié aux Éditions Somme toute.
Est-ce que la tristesse cachée meurt d’elle-même, étouffée dans le silence? Et si on appelle très fort le bonheur à coups de sourires, d’optimisme et de semonces, adviendra-t-il? « Ces choses-là n’existent pas si on ne prononce pas leur nom. »
« Je serai celle qui sauve les apparences et la chute », nous lance cette femme qui apparaît dans Les dix commandements de Dorothy Dix comme celle qui choisit de taire le malheur, d’effacer ses questions et ses incertitudes pour apparaître souriante, aimant la vie. Une façade maquillée pour attirer le bonheur tel que lui conseille Dix dans ses commandements. “Make up your mind to be happy”.
Elle a 10, 20, 40 et 100 ans. Tous les âges en même temps, parce qu’elle est une voix de la conscience qui ne change pas, même en vieillissant. Une femme qui élève sept enfants, sacrifie beaucoup, presque tout, pour sa famille, son mari, et pour sauver les apparences. Une voix d’abord uniforme, toujours positive, qui refuse de se lamenter et de s’abaisser à la trivialité des frustrations et des revendications vaines, mais qui, rapidement, se dédouble pour laisser place à une voix intérieure dissidente et discordante qui résiste, se révolte, rêve même d’une autre vie, d’une autre histoire. Elle éclipse la part travaillée et maquillée d’elle-même, quitte sa persona pour exprimer ses désirs refoulés, révéler ses zones d’ombre et retrouver ce moi inexprimé et toujours vivant malgré l’oubli de soi. Il y a dans le monologue de cette femme qualifiée de sainte quelque chose comme l’arrière-scène des gens heureux, la vérité cachée derrière la façade du bonheur.
Sur quelles souffrances étouffées, quel rêve frustré, quel malheur et quels manques cachés s’échafaude le bonheur?, questionne Stéphanie Jasmin.
On pourrait croire que la femme qui camoufle ses manques appartient à une autre époque, mais force est de constater qu’elle nous rejoint. Encore aujourd’hui, un mouvement de mères revendiquant leur droit d’être bancales, imparfaites et indignes s’élève contre la pression qui s’exerce pour taire celles qui ne se disent pas pleinement satisfaites et heureuses dans leur existence de mères et d’épouses. La sensation d’être en inadéquation avec soi, exprimée ici avec force chez cette femme s’affichant forte et pourtant fragile, relève d’une douleur existentielle universelle. Le manque qui persiste au fond d’elle trouve des échos chez Virginia Woolf ou Nelly Arcan, d’autres femmes aux prises avec la pression de l’image, du bonheur, qui ont exprimé le malaise que peut constituer ce sentiment d’être prisonnière d’une apparence qui ne correspond pas à ce qu’il y a au fond de soi.
Le monologue imaginé par Jasmin, en spirale, tout en leitmotiv et en ressassement, fait écho à certains textes de Woolf, dont les personnages se retrouvent pas très loin aux côtés de cette femme construite pour maintenir le bonheur de la maisonnée dans leur constant besoin d’apparaître autrement que par les rôles qu’on leur assigne. La culpabilité s’immisce aussi chez cette Québécoise choyée, visitée par le sentiment de ne pas s’accomplir pleinement. Culpabilité envers ses rêves trahis, détournés, enfouis pour maintenir la beauté de son visage de reine, pas si loin non plus de celle d’une Arcan dénonçant les dictats de beauté et la tyrannie de l’image qui l’emprisonnent et l’ensorcellent.
Le texte de Stéphanie Jasmin s’inscrit à la suite de ces récits intimes féminins où le monologue intérieur ouvre une fenêtre gardée trop longtemps fermée. Au-dehors, la pression pour se taire se fait grande.
Jasmin nous fait cheminer dans la tête de cette aïeule d’une autre époque, mais nous tend aussi un miroir. Chacun peut trouver en lui un rêve trahi, une vérité trafiquée pour cacher les failles. La dictature du bonheur n’est pas née avec les magazines à potins et les réseaux sociaux et elle ne disparaît pas avec l’émancipation des femmes. L’avènement de la technologie n’a fait que migrer l’image de la femme heureuse vers d’autres lieux virtuels, vus et scrutés à la loupe par une foule voyeuse. Ici, la petite fille existe dans les yeux de sa mère, fière de la belle image qu’elle a créée en lui mettant un joli manteau. Déjà, la fillette sent qu’elle doit accomplir cette promesse de bonheur à travers une image composée par les autres, pour les autres. « Il suffit de tenir l’image, tout va bien ». Mais parfois, l'image se fissure et plus rien ne tient.
Construite sur le motif du spectacle, la pièce Les dix commandements de Dorothy Dix traite du théâtre de la vie auquel nous sommes toutes et tous convié·es. Si le bonheur se monte de toutes pièces, image par image, un visage qu’on maquille, un sourire trafiqué, qu’en en est-il de nos désirs? Cette femme cherche à apparaître autrement que par le regard des autres, exprime son désir d’écrire, comme l’ultime manière de parler en son nom. C’est la voix d’une femme muette, inspirée par sa grand-mère, que Stéphanie Jasmin a choisi de nous faire entendre dans un monologue inspiré de toutes les voix des femmes silencieuses.
Une voix qui n’est pas sans rappeler celle des Marguerite(s), où cinq femmes prenaient la parole l’une après l’autre, cherchant à reconstituer le portrait de Marguerite Porete, une mystique morte tragiquement en 1310, brûlée au bûcher sur la Place de Grève à Paris, auteure du Miroir des âmes simples et anéanties. Dans cette pièce créée en 2018 au Théâtre ESPACE GO, Jasmin ressuscitait la figure énigmatique de Porete à travers les voix des Marguerite historiques, de Marguerite de Constantinople à Marguerite Duras en passant par Marguerite de Navarre, Marguerite d’York et Marguerite d’Oingt, femmes qui ont tissé un lien rêvé, réel ou hypothétique avec Porete et son livre. Dans cette enquête imaginaire, une part intime de ces femmes se révélait à travers leurs témoignages, leur rapport à l’écriture, à la création, à l’identité féminine et à la transmission de la mémoire.
La pièce Les dix commandements de Dorothy Dix paraît s’inscrire dans le prolongement de la démarche de Jasmin visant à raconter les femmes disparues sans bruit, à faire entendre leurs voix intérieures. Une manière de convoquer l’Histoire et ses trous, ces zones d’ombres dans lesquelles les femmes ont si longtemps été reléguées. Mêlant des figures historiques à des récits fictifs, Jasmin convoque l’imaginaire pour rendre vivants ces récits de vie secrets. Comme dans Les Marguerite(s), l’auteure entre au pays de l’intériorité, se place dans l’antichambre de l’histoire et de la biographie officielles et se met à écoute d’une conscience détachée de ses liens sociaux, qui s’exprime librement et passionnément.
Combien de voix de femmes oubliées de l’histoire, de femmes qui ont sacrifié leur vie aux autres se sont-elles éteintes sans jamais avoir été entendues? Jasmin extirpe la voix d’une femme effacée qui remonte comme un fantôme, se met en performance librement et revit sa vie sous nos yeux.
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Dossier réalisé par Elsa Pépin
Auteure, recherchiste, critique et animatrice d’émissions littéraires
« j’ai cent ans Dorothy Dix et je n’ai pas changé, j’ai tenu le cap et oui j’ai été heureuse pas lorsque je voulais être heureuse, pas lorsque je fabriquais mon bonheur, j’ai été heureuse par accident, par hasard, surprise par hasard par des moments de bonheur, j’ai une vie pleine de manques et trop remplie par les autres mais en fin de compte c’est ma vie j’ai aimé ces autres autour de moi, je les ai aimés malgré tout plus fort que moi, je les ai aimés même si parfois ils me dévoraient je les ai aimés même si parfois je me sentais si seule entourée, je les ai aimés de manière irraisonnée, secrètement, profondément, le bonheur est parfois incompréhensible, il est parfois insupportable, il est imprévu, frappe sans prévenir comme le malheur. »
Pour la première fois, la comédienne Julie Le Breton se retrouve seule en scène pour y interpréter un texte de Stéphanie Jasmin.
Laissez-vous plonger dans l’univers des Dix commandements de Dorothy Dix en écoutant les deux femmes artistes discuter avec l’animateur et réalisateur Julien Morissette.
Cliquez ici pour avoir accès à cette riche entrevue autour de la création de ce spectacle solo.
« Stéphanie arrive à créer l’essence d’une femme, sans artifice, puis ça, c’est rare, c’est très beau, puis je ne pouvais pas vraiment passer à côté. »
Julie Le Breton
Dorothy Dix (1861-1951) est une journaliste américaine qui débuta une chronique de « conseils de vie » dès 1895 et la tiendra jusqu’à sa mort. Au sommet de sa gloire, elle est publiée dans plus de 273 journaux dans le monde et suivie par plusieurs dizaines de millions de lecteurs. L’une de ses chroniques les plus demandées était ses dix règles du bonheur (Ten dictates for happiness). Elle y propose aux femmes des années 30 et 40 un nouveau modèle de bonheur typiquement américain…
On estime à 60 millions le nombre d’Américain·es qui la lisaient. Avec son sens de l’humour, sa compassion, son acuité à comprendre l’autre ainsi que son époque et ses profondes transformations, la journaliste Dorothy Dix a occupé pour toute une génération un rôle unique dans l’histoire du journalisme américain. Des femmes et hommes à la recherche de conseils pour leur vie conjugale, professionnelle ou l’éducation de leurs enfants, Dix se faisait l’oreille attentive, la confidente, un véritable oracle.
Née le 18 novembre 1861 au début de la guerre de Sécession, dans le comté de Montgomery situé dans le Tennessee, Elizabeth Meriwether Gilmer, mieux connue sous son pseudonyme Dorothy Dix, nait dans une famille d’esclavagistes. L’un des esclaves, appelé M. Dicks, resté dans la famille après la guerre, cachera l’argenterie lorsque les soldats de l’Union débarqueront. Elizabeth utilisera cet événement comme thème pour son premier article de journal, s’inspirant également de M. Dicks pour son nom de plume, changeant le « Dicks » pour « Dix ».
Le début de la vie d’Elizabeth est marqué par plusieurs souffrances. Née prématurément, Elizabeth a une santé fragile. Sa mère meurt quand elle est toute jeune et elle n’a de souvenir d’elle que malade. Rien ne laisse présager que cet enfant deviendra l’une des plus grandes journalistes de tous les temps, une des premières femmes à servir de modèle, à être écoutée et entendue par des milliers de lectrices et lecteurs. Elizabeth se marie avec un homme violent. Au bord de l’effondrement physique et mental, elle est emmenée à La Nouvelle-Orléans pour se reposer. Elle y rencontre l’éditeur du Times Picayune qui l’engage pour écrire dans son journal. Ce moment marque pour elle le début d’une longue carrière. Le journalisme sera une forme de salut, de la même manière qu’elle deviendra le salut pour tant d’autres.
Ses premiers écrits datent des années 1880, mais Dorothy Dix débute officiellement sa chronique en 1895 et écrira jusqu’en 1950. Ce sont six ou sept époques de l’histoire des États-Unis qu’elle traverse, témoin des profondes mutations de la société américaine. On la consulte pour mieux s’orienter dans un monde où les valeurs d’hier font place à celles de demain. On apprécie son honnêteté, sa franchise, le fait qu’elle n’enjolive pas la réalité. Dix ne prétend pas détenir toutes les vérités, s’inspire de son expérience pour éclairer ses contemporains, aide à comprendre les nouvelles règles du jeu. Phare de la vie moderne, elle rend à l’individu, mais surtout aux femmes, le plein pouvoir sur leur vie, leurs choix. Elle arbitre les lois de la morale et des coutumes en prêchant ce qu’elle appelait « l’évangile du bon sens », échafaudant un modèle de bonheur à partir de ce qu’elle connaît, loin de la rigidité de la religion.
Décédée le 16 décembre 1951, la pionnière des chroniques de conseils aura écrit pendant plus de 50 ans. Sa chronique de « conseils aux amoureux » a été publiée dans 273 journaux du monde entier. Dix marquera les esprits, sera un guide solide pour quantité d’individus. Un homme a expliqué le succès de Dorothy en comparant la confiance qu’elle porte et inspire à une colonne vertébrale : “You’ve got a backbone that makes you say just what you think, and a funnybone that makes it easy for us to take”. Dix avait la droiture de celle qui sait et la souplesse de celle qui accueille les doutes et les ratés de la vie.
Dorothy Dix connaît le sommet de sa popularité pendant la Seconde Guerre mondiale, recevant alors plus de 1 000 lettres de lecteurs par jour. Pendant cette période, l’une des chroniques les plus demandées était ses dix règles du bonheur (Ten dictates for happiness). La journaliste propose aux femmes des années 1930-40 un nouveau modèle de bonheur typiquement américain. Elle y défend l’idée selon laquelle le bonheur tient à soi et que pour l’entretenir, il faut rester occupé, “Keep busy” comme ils disent, pour ne pas se laisser rattraper par la déprime, la tristesse.
Ce mantra propre à une société qui valorise la productivité ne nous est pas étranger. Dorothy Dix peut être vue comme précurseur d’une pensée aujourd’hui amplement répandue. L’optimisme comme soupape de sûreté contre les aléas de la vie continue à résonner. On parle aujourd’hui de la dictature du bonheur lorsqu’il s’agit de ravaler ses larmes et de colmater la souffrance à coûts de pilules et de photos cristallisant une joie où toute ombre aura été gommée. De la même manière, Dix encourageait à sourire pour ne pas se noyer dans un océan de larmes, à ne pas se prendre trop au sérieux, à ne pas se morfondre dans la culpabilité. On peut être critique face au discours nous enjoignant à taire la douleur, mais les conseils de la journaliste ont su donner à bon nombre d’individus désorientés un vrai coup de fouet. “Make up your mind to be happy, scande-t-elle. Happiness is largely a matter of self-hypnotism. You can think yourself happy or you can think yourself miserable. It is up to you… learn to find pleasure in simple things”. Dix invite à la disposition pour le bonheur et à l’acceptation de la situation telle qu’elle est dans un discours qui rejoint finalement les stoïciens.
Les commandements pour être heureux de Dix ont servi de cadre à Stéphanie Jasmin pour écrire et rythmer le monologue d’une femme qui a intégré ces conseils pour dessiner sa vie, en faire sa ligne de conduite, son mode d’emploi, de la même façon que des milliers de femmes ont dû le faire à l’époque. Elle dit à un moment avoir trouvé chez Dix quelqu’un qui la devine, la sent, un contact précieux dans une proximité de cœur aussi inespérée que précieuse. Une dévotion pour la journaliste qui pourrait s’apparenter à la ferveur religieuse. Elle souhaite que ces commandements se gravent en elle pour l’éternité. « Je les réciterai à la place de la prière des sœurs voilées, à la place des prières de mon mari », déclare-t-elle. Comme Dieu, « Dorothy Dix n’a pas de visage » pour celle qui voue un culte à ses chroniques. La lectrice écoute la voix qui lui « souffle les réponses à des questions infinies ».
Or, contrairement aux sermons et aux discours moralisateurs des curés, Dix propose un mode de vie fondé sur la responsabilité du bonheur et le choix individuel. La pièce de Jasmin raconte ce passage de la vénération chrétienne à une nouvelle forme de guide et de philosophie.
Alors que les chroniques de conseils sont devenues légion aujourd’hui, qu’il est si facile de se perdre, en quelques clics, vers des zones arides où l’on s’égare bien plus que l’on se trouve, l’époque de Dix en était une où la rareté permettait peut-être de mieux s’y retrouver. La journaliste brisait les cercles de solitude de femmes réduites au silence, comme celle dont Jasmin a su capter la voix.
Les dix commandements de Dorothy Dix n’est pas un portait de Dorothy Dix mais celui d’une femme inspirée de la grand-mère bien-aimée de Jasmin, toujours aimable, bienveillante et souriante et qui, un jour, laissa échapper une voix que la petite-fille n’avait encore jamais entendue. « Tout ça pour ça », laissera-t-elle tomber, devant le spectacle clownesque de son mari âgé et n’ayant plus toute sa tête, batifolant dans les vagues, comme si elle révélait pour la première fois une part d’elle-même gardée secrète. Une voix sans âge, intacte, la voix de la femme pleine de désir et d’attente de la vie qu’elle aurait toujours été et qui était toujours là, en dehors du passage du temps sur le corps.
Stéphanie Jasmin a choisi d’explorer et de déplier cette voix comme une part plus sombre et plus lucide chez cette femme, mais qui n’aurait jamais émergé en réalité. De cette façon, elle redessine le rapport au monde de celle qui était résolument nord-américaine, née à Montréal à l’aube du vingtième siècle et décédée à l’aube du suivant. C’est lors de ses dernières années qu’elle a reparlé à sa petite-fille de ces Ten dictates for happiness de Dorothy Dix, si importants pour elle. Ce serait donc grâce aux enseignements de la journaliste qu’elle a en partie su trouver la force d’élever ses sept enfants, de vivre dans l’ombre du mari, de n’avoir d’autre forme d’existence que celle que lui confèrent ses tâches domestiques. Cela représenterait aussi et paradoxalement la sublimation de cette position dans le monde pour continuer à rêver, à exister, en cherchant à ressembler à ces femmes américaines parfaites et iconiques de son temps. Certes, pour atteindre cette félicité, il faut travailler sans relâche et réprimer le plus possible les émotions trop sombres. Ainsi Les commandements de Dix qui semblaient si en écho avec la ligne de vie de cette grand-mère heureuse, sont posés en contrepoint par Stéphanie Jasmin dans la pièce comme un mirage cachant les souffrances et les frustrations. Projetés comme des réminiscences inconscientes, ces dictats sont en quelque sorte remis en jeu par la femme de la pièce, comme si elle redécouvrait avec étonnement, lucidité et honnêteté la femme qu'elle a été, qu'elle a décidé d’être. Une femme dissimulant sa vulnérabilité pour rester forte.
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Dossier réalisé par Elsa Pépin
1. Make up your mind to be happy.
Choisissez d’être heureuse.
2. Make the best of your lot.
Tirez le meilleur parti de votre situation.
3. Don’t take yourself too seriously.
Ne vous prenez pas trop au sérieux.
4. Don’t take other people too seriously.
Ne prenez pas trop les autres au sérieux.
5. Don’t borrow trouble.
Ne vous inquiétez pas inutilement.
6. Don’t cherish enmities and grudges.
N’entretenez pas d’inimités et de rancunes.
7. Keep in circulation.
Circulez.
8. Don’t hold post-mortems.
Évitez les analyses rétrospectives.
9. Do something for somebody less fortunate than yourself.
Faites quelque chose pour quelqu’un de moins fortuné.
10. Keep busy.
Gardez-vous occupée.
Stéphanie Jasmin holds a degree in art history from the École du Louvre in Paris and another in filmmaking from Concordia University in Montreal. Well known for her video design work, she produces the stage video integrations for the company's productions.
In tandem with Denis Marleau, she directed the opera Le château de Barbe Bleue by Béla Bartók at the Grand Théâtre de Genève (2007) as well as the plays Jackie by Elfriede Jelinek (2009), Le dernier feu by Dea Loher (2013), La ville by Martin Crimp (2014) and Soifs Matériaux by Marie-Claire Blais (2020).
She also wrote and directed Ombres, in 2005, and wrote the text for Les Marguerite(s), in 2018, which she directs with Denis Marleau.
In 2018, she received the prestigious Siminovitch Prize for her design work.
International Alliance of Theatrical Stage Employees