Last updated: October 11, 2018
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Si un geste artistique se définit autant par ce qu’il cherche que par ce qu’il écarte, je dois dire que je n’ai jamais eu l’intention d’écrire une pièce historique en écrivant Le Tigre bleu de l’Euphrate. Ce n’est pas ce regard-là que je voulais porter sur Alexandre le Grand. Ce qui m’intéresse, c’est que tout brûle et se presse en lui. Les forces qui le portent et le déchirent à la fois sont celles qui nous animent tous. En ce sens, Alexandre dit quelque chose de ce qui bouillonne en nous. Sauf qu’avec lui, tout est plus grand et plus extrême. Est-ce un héros ou un monstre ? Tous les contraires coexistent et rendent la réponse à cette question impossible. Il est tout à la fois.
Ce qui m’émeut le plus avec Alexandre, c’est qu’il ne s’est jamais laissé en paix. Remporter des batailles ne lui suffisait pas. Renverser un empire ou créer des villes non plus. Il voulait davantage. Avancer encore et toujours pour atteindre les confins du monde. Il y a quelque chose en lui qui l’éloigne de la simple figure du conquérant, quelque chose de plus mystérieux, de plus mystique. Son désir est insatiable. C’est cela que j’ai voulu mettre au cœur du Tigre bleu de l’Euphrate : la question du désir. Alexandre nous rappelle que le désir est une tension et non un confort, un état de manque et non de satisfaction. Au moment de mourir, c’est encore cet appétit qui le brûle. Vouloir encore et toujours. Plonger dans l’inconnu et le faire totalement, sans rien laisser derrière soi.
Et si Alexandre ne faisait que poser cette question : que sommes-nous prêts à donner de nous‑mêmes à notre propre désir ?
Qu’on scelle cette porte
Et me laisse en paix.
J’ai un invité d’exception
Et je veux être tout à lui.
Dehors.
J’en ai fini avec le monde.— Alexandre le Grand, dans Le Tigre bleu de l’Euphrate
Avec Emmanuel Schwartz, en répétitions, je me suis mis à l’écoute du vent et des souffles. Ceux qui pourraient animer le corps fictif de cet Alexandre le Grand, ceux qui pourraient donner à entendre son agonie pleine de soubresauts de vie, de désirs et de soif intérieure. Ensemble, nous avons beaucoup travaillé sur l’armature sonore de la langue de Laurent Gaudé, ses rythmes, sa scansion, ses divers registres, ce qui en fait toute la singularité et la beauté. De ces dix chants composant son poème, il en est ressorti une coulée ininterrompue de gestes et de sensations, qui portent parfois le souvenir fondateur des statues de l’Antiquité grecque et de l’Orient et des rives du Gange. Celui aussi d’un homme au milieu d’une scène, qui dit qu’il va mourir, confronté à l’impensable, mais refusant obstinément de devenir prisonnier à jamais d’un tombeau d’or et de marbre. Un acteur immobile dont l’art des voix et des mouvements pourrait nous mener dans un monde à la fois mythique et intime. Comme une ombre humaine, dans le dénuement de son corps, projetée sur les murs d’une chambre claire.
Pourquoi, lors d’une éclipse de soleil, si l’on regarde à travers un tamis, un feuillage ou à travers deux mains entrelacées, les rayons se projettent-ils sous la forme d’un croissant lorsqu’ils atteignent le sol ? L’explication est la suivante : il y a deux cônes de lumière, le premier entre le soleil et le trou, le second entre le trou et le sol, dont les sommets se rejoignent.
— Aristote, Problematica (IVe siècle av. J.-C.) Philosophe grec, élève de Platon, précepteur d’Alexandre le Grand
Directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous
Denis Marleau est l’un des premiers artistes que j’ai eu envie d’inviter au Quat’Sous, trônant en première ligne de ma « liste de souhaits ». Je savais que c’était un lieu qui lui était cher : il y a créé en 1994 La dernière bande de Beckett, avec le fabuleux Gabriel Gascon, et Pas moi, où l’on ne voyait que la bouche de Danièle Panneton, qui livrait alors une performance hors pair. Extraordinaire souvenir ! Parmi les multiples idées qui germaient chez Denis, ce texte : Le Tigre bleu de l’Euphrate. Grand admirateur de Laurent Gaudé, dont l’idée d’une « littérature-monde » a toujours trouvé de nombreux échos chez moi, j’avais eu la chance de voir une production de cette pièce il y a quelques années. J’avais été subjugué par l’écriture de Gaudé.
L’équipe de création s’est aussitôt constituée de manière spontanée autour du pôle créateur formé par Denis Marleau et sa grande complice Stéphanie Jasmin. Le rôle était pour Emmanuel Schwartz : sans lui, le projet ne se serait pas fait. Une écriture ample et généreuse, mue par le désir, la mythologie et les chocs provoqués par les soubresauts de l’Histoire ; un territoire aux confins du Tigre et de l’Euphrate qui constitue l’une des terres brûlantes de notre temps (l’actuel Irak) ; un comédien parmi les plus inspirants de sa génération ; un metteur en scène rompu aux exigences d’une langue virtuose : on peut commencer plus mal sa « liste de souhaits ».
Merci à Denis pour sa confiance et sa volonté de venir dompter ce tigre chez nous, merci à Stéphanie pour son regard si juste, nuancé et sensible sur la pièce, ses thèmes, sa texture, nourrissant ainsi toute l’équipe de concepteurs. Quel privilège de pouvoir travailler avec de tels artistes ! Et quel plaisir de pouvoir offrir maintenant au public du Théâtre français du CNA cette collaboration entre UBU et le Quat’Sous. Bon spectacle !
Un homme est alité, mourant. Il est encore jeune, à peine au début de la trentaine. Il veut être seul et que l’on ferme la porte. Il veut être seul pour recevoir la visite de la mort, être le seul homme à affronter la mort de son vivant et à la regarder en face. Il la connaît déjà au fond, il a vécu avec elle, en concurrence avec elle, lui offrant des milliers d’âmes sur les champs de batailles, dans les ruines des villes assiégées. Il veut lui raconter tout cela, lui dire qu’Alexandre le Grand n’est pas encore vaincu.
Dans les draps de lin de son lit d’où il ne peut plus s’échapper, il lutte pour s’extirper, se lever et retirer un à un les pans d’étoffes de mémoire qui recouvre ses souvenirs, ses trophées et ses triomphes. Mais la lumière éblouissante de sa chevauchée infinie, ininterrompue et assoiffée d’ailleurs et de vie comporte aussi sa part d’obscurité. C’est l’ombre de la mort. Il la reconnaît, la voyant peu à peu envahir sa chambre.
Je n’ai pas peur,
Tu peux grandir à ton aise,
Emplir ma chambre tout entière.
Je t’invite.
Sois mon hôte.
Approche,
Approche, je sais qui tu es.— Alexandre le Grand, dans Le Tigre bleu de l’Euphrate
Propos recueillis par Chloé Gagné-Dion
D’où vient votre impulsion d’écrire cette pièce ? Aux premiers abords, ce qui se présente le plus clairement à vous, c’est Alexandre le Grand, le tigre, la Mort ou la faim ?
Je suis parti de la figure d’Alexandre. C’est lui qui est premier. C’est son incroyable périple géographique, cette route effrénée vers l’est, ce destin si vaste en un temps si court. Il y a tout dans cette histoire. C’est même tellement vaste qu’il m’a fallu resserrer et couper. L’idée de le faire parler le dernier jour de sa vie est née tout de suite après, et c’est une façon pour moi de condenser les choses et d’avoir un arc dramatique fort. Plus que son empire, ses richesses, les villes qu’il a conquises, c’est sa parole qui vaut pour héritage.
Il semblerait que vous n’ayez pas fait énormément de recherche pour façonner ce texte, et que vous vous intéressiez davantage à ce qui vous traverse de certaines figures historiques plutôt qu’à leur contexte. Qu’est-ce qui vous a traversé (et vous traverse peut-être encore), qui vous a mené à Alexandre le Grand ?
Je n’ai jamais eu d’attirance pour le roman historique ou la pièce historique. Je ne suis pas historien. Je n’ai pas l’érudition suffisante et pas non plus le désir d’inviter le lecteur à ce genre de voyage dans le passé. Lorsque je m’empare de personnages historiques, je le fais parce que quelque chose en eux fait vibrer une corde intérieure en moi et que j’espère qu’il en sera de même pour le lecteur ou le spectateur. Dans le cas d’Alexandre, ce qui m’intéresse, c’est la question du désir. Qu’est-ce que c’est qu’un homme qui accepte totalement son désir, même si celui-ci est trop grand, trop fou et le brûlera tout entier. Il n’y a pas de confort dans Alexandre, il n’y a que de l’appétit. C’est cet axe-là qui m’intéresse, et je pense que chacun peut trouver là – au-delà du récit des batailles, de l’exotisme des lieux, des éléphants – une question qui traverse nos existences : que faisons-nous de notre désir ?
Est-ce qu’il vous était important de rendre Alexandre conscient, et même maître de ses propres contradictions ?
J’aime les personnages qui se disent tout entier. Qui ne cachent pas leurs propres contradictions. C’est une des raisons qui m’ont fait venir à Alexandre. Il est tout à la fois, et c’est passionnant à écrire. Il est fraternel et monstrueux, intelligent et barbare, il est jeune et vieux, beau et abject à la fois. Or je trouve plus intéressant qu’il connaisse ses contradictions et nous les dise parce qu’il y a une forme de défi dans cette lucidité. Cela vient nous bousculer dans le jugement trop rapide que l’on pourrait avoir sur lui. Cette lucidité est aussi due à l’éminence de la mort. Le monologue est une parole de dévoilement totale jusqu’à finir nu.
En même temps qu’il relate certains épisodes de sa vie, Alexandre prend aussi soin de raconter comment les événements auraient pu se dérouler, ou encore ce qu’il croit qui aurait dû se passer. Est-ce une manière de nourrir la parole théâtrale d’Alexandre, de faire de lui un redoutable conteur ? Ou est-ce que le destin de ce jeune homme, qui aurait pu dérailler à de nombreux instants, vous a intéressé ?
Quand un personnage dit ce qu’il aurait pu faire à tel ou tel moment, ou lorsqu’il exprime un regret, un désir sur ce qu’il aurait pu être ou ce qui aurait pu advenir, c’est une façon de le décrire. Cela donne à entendre son monde intérieur. Nous ne sommes pas uniquement ce que nous avons fait. Nous sommes aussi ce que nous avons désiré, ce que nous n’avons pas osé faire, ce que nous avons regretté, ce dont nous avons rêvé… Les possibles non explorés nous définissent aussi.
Après sa mort, les conquêtes d’Alexandre sont rapidement morcelées. Ses écrits, tout comme son tombeau, sont perdus. Dans Le Tigre bleu de l’Euphrate, le roi demande à la Mort de ne laisser aucun héritage. Pourquoi le personnage choisit-il la dépossession ? Pourquoi façonne-t-il lui-même sa dissolution ?
Ce qui me touche dans Alexandre, c’est cette quête presque mystique vers l’Est. Si son but avait été de régner, il se serait arrêté après avoir battu Darius. Cela était déjà un exploit incroyable et cela suffisait à le faire entrer dans l’Histoire. Il y a quelque chose de plus en lui. Quelque chose de plus fou. De plus fiévreux. Je ne sais pas si le vrai personnage était comme ça mais peu importe, c’est le point qui me le fait aimer, moi : sa soif inextinguible et cette capacité à demander à disparaître tout entier alors même qu’il avait tout.
Le Tigre bleu de l’Euphrate met en scène les derniers moments d’Alexandre, pris dans une fièvre entre la vie et la mort. Votre roman Pour seul cortège traite aussi de la fin d’Alexandre à partir de l’épisode du vol de sa dépouille par Ptolémée. Ce roman paraît s’intéresser à un autre entre-deux : la mort d’Alexandre et sa réelle disparition. Qu’est-ce qui vous mène en ces lieux poreux ? Est-ce que ce sont des moments qui convoquent naturellement les mythes ? À moins que ce ne soit les possibilités dramatiques ou épiques d’une telle situation ?
Ce thème est très présent dans mon travail. Il apparait également dans La mort du roi Tsongor ou dans les romans La porte des Enfers ou Danser les ombres. Décrire l’entre-deux entre le monde des vivants et celui des morts amène d’emblée l’écriture vers les territoires du mythe, de l’épopée. On s’éloigne du naturalisme. Je n’aime le réalisme que s’il est magique !
Mais il y a une autre raison, plus profonde : je crois effectivement que les deux mondes sont moins imperméables que nous n’avons l’habitude de les considérer dans nos civilisations occidentales un peu sèches et un peu froides. Ne serait-ce que parce que l’homme est doté d’une chose étonnante, profondément opaque et mystérieuse, d’une richesse insondable et qu’il ne maîtrise que très partiellement : la mémoire. La passerelle entre les deux mondes est là. Alexandre est-il mort ? Ce n’est pas certain. Regardez : nous en parlons encore. Cet entre-deux a donc bien une certaine réalité.
Entretien paru dans le cahier d’accompagnement du Tigre bleu de l’Euphrate lors de sa création au Théâtre de Quat’Sous.
Stéphanie Jasmin holds a degree in art history from the École du Louvre in Paris and another in filmmaking from Concordia University in Montreal. Well known for her video design work, she produces the stage video integrations for the company's productions.
In tandem with Denis Marleau, she directed the opera Le château de Barbe Bleue by Béla Bartók at the Grand Théâtre de Genève (2007) as well as the plays Jackie by Elfriede Jelinek (2009), Le dernier feu by Dea Loher (2013), La ville by Martin Crimp (2014) and Soifs Matériaux by Marie-Claire Blais (2020).
She also wrote and directed Ombres, in 2005, and wrote the text for Les Marguerite(s), in 2018, which she directs with Denis Marleau.
In 2018, she received the prestigious Siminovitch Prize for her design work.
International Alliance of Theatrical Stage Employees