Une cerise sur le sundae

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© Alexandre CV

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Anne-Marie Guilmaine

MATIÈRE : GÂTEAU

Le goût d’un processus moelleux

Le projet des Grands-mères mortes a germé dans un nid de cœur tendre, là où se déposent les événements de la vie. Une grand-maman qui meurt. La nécessité d’inventer un rituel, de s’approcher du mystère. L’impulsion de lui envoyer une carte postale, mais où la poster ? À quelle adresse ?

Quand on connaît Karine Sauvé, on n’est pas surpris qu’elle s’étonne de la mort, qu’elle ose s’y pencher et veuille y toucher avec son doigté sensible. Les transformations organiques, les formes élargies de l’animalité, de la corporalité ou de la féminité ; ce sont là quelques sujets d’étude de la créatrice, qui remet l’humain à sa juste place : une espèce comme une autre, vulnérable et éphémère. En 2013, Karine baptise sa compagnie Mammifères – Théâtre de matière. Par aveu d’une fascination. Dans une posture d’humilité. J’ai l’intention d’être révolutionnaire avec ma douceur, écrit-elle dans son journal.

À la scène, Karine manie les mots comme de petites boîtes à musique, préfère les textes brefs : listes, comptines, poèmes. Elle chante et danse comme ça lui plaît. Elle fait entendre le bruit secret des choses et réalise des installations à embrasser par tous les sens. Elle orchestre des dispositifs par lesquels la magie se crée de visu en tirant quelques ficelles, volontairement apparentes, parce que, pour elle, l’anticipation ne diminue en rien le ravissement : Même si on peut le prévoir, même si on sait qu’il s’en vient, le printemps est toujours magique quand il arrive !

Karine croit dur comme fer en la force poétique du réel, qui s’observe tout particulièrement dans les métamorphoses de la matière. Toute petite, elle épiait avec une vive curiosité la décomposition d’un gâteau Jos Louis conservé sous son lit ! Ses manières d’être déboulonnent avec bonheur le conformisme et la pruderie, comme en témoignent les réactions à la courte forme qu’elle conçoit à la fin de ses études en théâtre de marionnettes, alors qu’elle performe sur scène un accouchement de boules de poil, étrangeté splendide qui provoque l’hilarité et un soupçon d’inconfort.

Karine amorce la création des Grands-mères mortes en 2011, accompagnée de deux complices de longue date, Nicolas Letarte, magicien des sons et de la musique en direct, et David Paquet, cosignataire du texte. Tous trois avancent d’instinct vers un objet scénique délicat et disjoncté, en écho à leur sensibilité commune et respective. Ils expérimentent le croisement des disciplines – théâtre, chant, musique, sons, jeu avec les matières.

Ils partagent le souhait de composer une ode au mou du milieu, évoquant d’une part le fragile du mammifère, ce flanc exposé courageusement le jour où il s’est mis debout. Mais le mou du milieu suggère aussi l’état d’un processus en cours, qui se « goûte » au fur et à mesure. Lors des nombreux laboratoires publics qui ont parsemé la conception de l’œuvre, Karine recevait ainsi les spectateurs : Ce que vous allez voir ressemble à un gâteau au chocolat pas tout à fait cuit. Le centre est encore mou, mais c’est bon pareil ! À présent, le gâteau est cuit, mais encore bien chaud. Le spectacle garde la trace de cette ambiance de processus continuel, d’atelier ouvert où les invités sont chaleureusement accueillis.

MATIÈRE : CARTON

Invitation à la plus vivante des fêtes

VOUS ÊTES CONVIÉS À UNE

grande fête des morts !

GRANDS-MÈRES D’HONNEUR

Simone, Lucille et Thérèse

AU MENU

Crudités et sandwichs improbables

JEUX ORGANISÉS

Cachette derrière rideaux de cheveux, danses en ligne avec une femelle gorille,

tour d’ascenseur et chansons qui réveillent

AMBIANCE

Beat box, guitare électrique, bruits du dedans et autres sons bizarres

MÉTÉO

Vents chauds – POUFFF

CONVIVES

Absolument TOUT LE MONDE, petits et grands, vivants ou morts !

Célébrer un mort ; on en a tous un. On peut ainsi dédier la fête à qui l’on veut, profiter du spectacle pour choyer la mémoire de cette personne aimée qu’on a perdue. L’idée de l’adresse, de la dédicace est présente depuis le tout début du projet. Écris une carte postale à un mort. Cinquante caractères max. Pour qu’on lui fasse une belle fête. C’est l’argument de la rencontre : apprivoiser la mort ensemble, toutes générations confondues. Et cette rencontre s’articule dès les premiers gestes. Par la présence de Karine et de Nico sur scène pendant l’entrée des spectateurs, mais aussi par l’installation intrigante qui sert de décor à la fête : des objets au sol donnant envie de s’approcher ; des fils et des cordes qui feront certainement bouger quelque chose, on le devine bien – mais quoi ? – ; un grand rideau de cheveux appelant le toucher ; la ribambelle de cartes postales et trois chaises, chacune recouverte d’un voile blanc. Il y a déjà la musique, et certains petits farceurs gagnent leur place en suivant la cadence, rappelant la fête des morts des campagnes haïtiennes quand « le cercueil danse sur les épaules des porteurs parce qu’ils avancent au rythme de la musique » (Dany Laferrière). La musique et les chansons des Grands-mères mortes font virer la crêpe de bord, selon la belle expression de Karine ; du sérieux à la joie, en une rime ou en un octave.

Les grands-mères mortes

tout nues, envolées

Larguent leur dépouille

et leur ukulélé.

Avec une économie de paroles qui laisse place à l’évocation ludique et poétique des images et permet à chacun de mettre ses propres mots sur les choses, Les grands-mères mortes raconte le quotidien de trois vieilles amies :

Simone – toujours élégante devant sa télé, passionnée de documentaires animaliers ;

Lucille – troquant ses sandwichs improbables contre des câlins ;

Thérèse – le pied dansant, l’oreille bionique.

Le spectacle raconte aussi leur mort, et les instants d’après. Tout simplement. Naturellement. Quand j’ai pu revenir dans la chambre, elle venait de mourir. […] Je suis entrée, c’était déjà particulier, sa présence. J’y suis allée tranquillement, comme si c’était fragile. Est-ce que c’était fragile ?

La créatrice a fouillé la question des rites funéraires : les nôtres, ceux d’ailleurs. Elle sent le besoin d’aborder, voire de rendre visibles, la mort et la vieillesse dans une société de plus en plus conditionnée à les cacher. Le sujet fascine les enfants, mais il est très rare qu’on en parle directement avec eux, qu’on leur avoue être habités des mêmes questions. Par souci de les protéger, on les éloigne bien souvent des derniers temps de vie. Le mystère se double alors d’une sorte de tabou.

Ce n’est pas sans raison que Karine tient à ce titre, qui peut faire sourciller : Les grands-mères mortes. Il nomme crûment de quoi il s’agit, comme les enfants le font. On a peur des choses douloureuses, on préfère les éviter, les solutionner à tout prix, mais est-ce qu’on peut les ressentir aussi par moments ? Et même les ressentir avec d’autres ? Peut-être va-t-on réaliser qu’on est tous semblables, qu’on la connaît tous, cette peine-là. Avec délicatesse et humour, sans imposer de réponse ou de croyance, Karine offre en partage ses propres impressions et questionnements.

Les grands-mères mortes fait vibrer largement et résonner fort cette proximité unique que permet le théâtre, dans le plaisir rare d’aborder collectivement des choses nécessaires, de célébrer quelque chose qui nous relie tous. Pour Karine, penser la mort de notre vivant donne une force, une vivacité. Et par sa forme débridée, par moments curieuse ou désopilante, qui suscite des HEIN ? des ARK ! des HUM… et des OHHH ! le spectacle met la table pour une réinvention des rituels, invite à les rocker avec créativité et à leur administrer une bonne cure de jouvence !

MATIÈRE : VENTS

À l’écoute des bruits du dedans

La rencontre désirée n’aura pas lieu qu’au moment de la fête. Elle a ponctué l’ensemble du processus de création. Karine a rencontré des enfants à Reims alors qu’elle était en résidence dans le cadre du festival Méli’Môme en 2012 ; elle en a rencontré d’autres à Montréal à différentes étapes de sa résidence au Théâtre Aux Écuries en 2013-2014. Karine leur a entre autres demandé :

As-tu déjà perdu quelque chose auquel tu tenais et que tu n’as jamais retrouvé ?

C’est ta fête. Qu’est-ce qu’on mange ? Qu’est-ce qu’on boit ?

Qu’est-ce qui fait dresser les cheveux sur la tête ?

Qu’est-ce que tu fais avant de te coucher ?

Jusqu’où vont les racines ?

D’où vient le vent ?

Elle a recueilli les traces de leur expérience de la mort, sentant dans leur discours une grande intelligence, une perspicacité et une vérité brute.

  • Au salon, les gens pleuraient, et j’arrêtais pas de boire du Coke.

  • Nous, on jouait à la cachette. On était habillés chic !

  • Près de l’urne, j’ai vu sa photo. Ça m’a fait mal. Je voulais plus rien voir.

  • Tu sais, mourir, quand t’es vieux de même, c’est comme rentrer dans un spa.

  • Moi, j’aime mieux naître. Au moins quand tu nais, t’arrives ! Tu pars pas !

Elle a suivi des intuitions : Et si je leur envoyais des matières pour qu’ils m’écrivent leur histoire ? qu’ils me racontent la vie de ces matières ? Avant même de rencontrer les élèves de Reims, elle leur a donc posté une lettre et un paquet-mystère.

Chère Dominique, chers élèves du groupe de 6e B,

C’est une grande chance pour moi de venir travailler mon nouveau spectacle chez vous […] Ce paquet […] est une invitation dans mon processus, une façon d’amener mon atelier par p’tits bouts dans votre classe. C’est à partir de ces matières d’inspiration que vous allez écrire quelques courts textes spontanés qui serviront de base à notre collaboration. Je sais, il y a une certaine étrangeté dans mes choix… une « inquiétante étrangeté ». J’aime voir ce qui se côtoie, dans une harmonie insoupçonnée. Certains de ces objets […] sont dans un état de « encore là ». C’est ce qui me plaît.

MATIÈRE : CHEVEUX

La passion des métamorphoses énormément montrées

Pour Karine, il s’agit de faire de sa vie un haut lieu d’expérimentation du vivant. Elle donne l’exemple d’une promenade en forêt. Si l’on s’attarde aux arbres, aux souches, au sol, à l’humus, on admettra avec elle : Le bois mort… tabarouète qu’il est vivant ! Cette décomposition-là, ça pullule, ça craque, ça devient des cachettes d’animaux. On dirait que ce cycle-là n’arrête jamais. Et ça, c’est réconfortant. Les expériences scéniques auxquelles elle donne naissance prolongent ce laboratoire des sens, croisant l’artistique au biologique dans un perpétuel étonnement.

C’est ce qui l’a amenée à collectionner affectueusement ce qu’elle nomme ses objets encore là. Cheveux coupés. Ballon de soccer dégonflé. Coques de plâtre vides. Mousse de sécheuse. Elle est touchée par les miettes, par les états d’entre-deux, ce qui reste dans un intervalle de suspension. Entre l’utile et l’inutile. Entre la forme et l’informe. Elle est fascinée par les états de la matière  décomposition, effritement, affaissement , les formes possibles que peuvent prendre les choses – le vivant, le mort aussi.

Quand on prend le temps de l’observer, la matière n’est pas belle ou laide, elle est juste tout le temps curieuse. L’étudier, la travailler est une manière d’apprivoiser les effets du temps qui passe, imperturbable, et de célébrer cette incessante métamorphose du vivant.

La matière est le message

Ici, tu es au milieu d’une fête déjà commencée. Une incessante fête des morts. La fête des vers, un party de champignons, de souris bien nourries, de BZZZ, de CRRIC, de CRROUIC. Un party pour ceux qui continuent. Tu es au milieu. Tu es le bienvenu. Tu en fais partie.   

Étalées sur plus de deux ans, les résidences de création des Grands-mères mortes permettent à Karine d’alterner la solitude de son atelier – où elle explore des actions avec du plâtre, du poil, du silicone… – et la salle de répétition avec Nico et David, où elle fait intervenir de nouvelles matières comme les lumières ou les sons (à l’horaire : journée VENTS). Ils assemblent textes, sons et actions pour en produire des images poétiques à la fois simples et fascinantes : qu’est-ce que ça fait si on met un micro dans un soulier ? Si je prends dans mes bras un corps de silly putty, cette pâte extensible de silicone rose ? Si je dis ce texte-là en déterrant des aliments ? Ils associent une matière à chacune des grands-mères ; les cheveux reliant les trois univers.

Ôter ses chaussures

Sur scène, Karine se met au diapason des matières parce qu’elle aussi se sent parente des objets encore là, assumant qu’un jour, elle ne sera plus qu’une trace. Son jeu sans personnage, ses actions faites pour vrai, son travail sur la voix, ses récits intimistes la rapprochent tout à la fois de la performance, du slam et du conte. Une telle présence de femme sur scène bouscule d’autres tabous, décloisonnant les idées reçues sur le théâtre, mais aussi sur la féminité. Vivement que tous les enfants – et adultes – soient inspirés par cette liberté d’être et d’agir ! Liberté qui autorise à jouer de la guitare électrique même sans savoir en jouer et à combiner rouge à lèvres, sneakers et jump suit à motif de squelette !

De ses rencontres privilégiées avec les enfants, Karine garde l’empreinte. Une connaissance, en creux, de ses jeunes destinataires, de leur sensibilité, de leur façon de comprendre la vie et la mort. Cet apprivoisement traverse Les grands-mères mortes d’une complicité qui se scelle dès le départ avec les spectateurs. Et à la fin, comme dans les fêtes les plus réussies, on n’a pas le goût de quitter les lieux. On veut traîner encore, se faire amis avec les hôtes, s’approcher des matières, déchiffrer les cartes postales, demander à Nico comment il fait tel ou tel bruit bizarre, demander à Karine si Thérèse est sa vraie de vraie grand-mère. Ou encore lui faire part d’un récit, lui confier le nom de la personne à qui on a dédié secrètement la fête. Et c’est bien là la preuve qu’on a vécu quelque chose ensemble, une grande fête des morts, dont on ressort vivifiés.

Ce texte est paru dans le Cahier Six des Cahiers du Théâtre français. Une première version de ce texte a été écrite pour les documents promotionnels du Théâtre Aux Écuries.

*

 

ANNE-MARIE GUILMAINE est auteure et metteure en scène. En 2006, elle cofonde la compagnie de création interdisciplinaire Système Kangourou, dont la démarche est à la croisée du théâtre, de la performance et de la sociologie. Au Théâtre français, elle assure la conception avec Mélanie Dumont de Ce qui nous relie ?


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