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par Josianne Desloges, journaliste au Soleil
Ce texte est préalablement paru en septembre dernier dans le Cahier Cinq, le numéro d’automne 2014 des Cahiers du Théâtre français.
Je ne connaissais pas Pierre Guy Blanchard et, même maintenant, je ne suis pas encore absolument sûre de saisir le personnage. Ou plutôt le gars derrière le personnage. Personnage qui n’existe pas encore tout à fait. Le gars qui, un peu comme tout le monde – mais selon mon intuition, un peu « plus » que tout le monde – n’existe pas tout à fait de la même manière tout le temps. Bref, au commencement, il y a eu confusion sur le personnage (Pierre-Guy B.) et le gars (Pierre Guy tout court, sans trait d’union). Ça arrive dans les fictions biographiques… Parlez-en à Christian E.
Puisqu’il faut retracer les errances des deux Pierre(-)Guy, il faudrait trouver des mots torchères, épars, sonores. Tour à tour complexes et isolés, envoûtants et arides… comme ses compositions éclectiques.
J’écoute en sourdine la musique qu’il m’a envoyée sur le coup d’une impulsion un dimanche soir d’été. Des ondes sonores louvoyantes à tête chercheuse. Mon oreille mélodique est déboussolée. Mon oreille interne sort de sa torpeur. À intervalles réguliers, je coupe cette musique narcotique avec les pièces issues de ses souvenirs de voyage : des rythmes d’Irak, de Turquie et de Serbie, qui fouettent les sangs et font tourner la tête.
Je cherche le bon dosage.
Je me perds à dessein dans un pays des merveilles que je n’ai pu qu’entrevoir au fil des conversations croisées avec les trois auteurs : Pierre Guy le musicien, Christian l’acteur et Philippe le metteur en scène.
Car les longs voyages, les vrais, ne se racontent pas.
Et certaines vies, les vraies, sont réfractaires à la mise en récit.
Dans les deux cas, enchaîner les anecdotes ne suffit pas. Il faut de la musique, de l’air, des sensations inexprimables, un beat. Ou, comme ici, une rencontre. Car on arrive à Pierre-Guy B. en passant par Christian E., qui nous le présente, avec sa manière bien particulière de raconter sa vie comme une trépignante épopée, comme son éternel antagoniste.
Exemples. À l’adolescence, lorsqu’ils croisaient le fer dans les matchs d’impro, Christian E. se démenait comme un diable à tricoter un suspense, pendant que Pierre-Guy B. attendait son heure et ramassait le point en servant une phrase de conclusion philosophique dont il avait le secret. À l’Université de Moncton, pendant que Christian E. s’éclatait sur la piste de danse du pub du campus, Pierre-Guy B. criait au saccage musical en balançant aux étudiants hébétés leurs quatre vérités.
Tous deux, un temps, se sont ensuite perdus au Pays de la Sagouine. Le premier jouait Tom Pouce et le second, Slim, un xylophoniste à l’air gamin. « Tu étudies du Schoenberg, pis tu finis par porter des salopettes et faire ça. Drôle de monde », glisse Pierre Guy. Il a récolté des ovations debout presque chaque soir pendant presque sept ans. « C’est ça qui rend un homme un peu dépressif. Quand je vois les vidéos tendance sur YouTube, c’est toujours AMAZING DRUMMER… Soudainement, on vit dans un monde où tout doit être AMAZING. » Well… Le jour, il s’est fait offrir un emploi stable avec un bon salaire et il s’est mis à sérieusement envisager d’accepter, il a donné sa démission.
Dans Les trois exils de Christian E., ce dernier roule avec bagages, bébé, blonde et arrangements prénuptiaux vers Charlo, alors que dans le Long voyage de Pierre-Guy B., ce dernier rentre d’un voyage en solitaire, le corps chargé d’idées noires.
Tout laisse croire, dans le laboratoire présenté aux Chantiers du Carrefour international de théâtre de Québec en mai 2014, que l’acteur et le musicien vont se retrouver en Acadie pour un sauvetage, ou du moins une conversation cruciale. Le chemin jusque-là, toutefois, n’était pas encore entièrement tracé.
Pour Pierre Guy, une piste de travail tient peut-être dans My dinner with Andre. Dans ce film de Louis Malle sorti en 1981, deux connaissances se rencontrent au Café des artistes, à New York, pour discuter de théâtre et de la vie. Le premier est un humaniste terre-à-terre qui mène une vie rangée. Le second est un ex-metteur en scène extravagant qui accumule les expériences spirituelles, notamment en séjournant dans la forêt polonaise avec Grotowski, dans le village écologique de Findhorn en Écosse et dans le désert du Sahara pour créer une adaptation du Petit Prince de Saint-Exupéry.
Visiblement, on a ici la preuve qu’on peut raconter une vie des plus baroques avec la formule narrative la plus minimale qui soit.
Détail musical intéressant : Gymnopédies no 1 d’Erik Satie joue en sourdine pendant la dernière scène du film.
Mais j’ai l’intuition que, dans la vie de Pierre-Guy B., la musique est loin d’être une trame sonore ; elle en est plutôt le flux vital. Que pour lui, jouer d’un instrument avec toute son âme est la manière la plus vive d’être là, dans un lieu et un temps donnés, avec d’autres humains. Que pour lui, inventer des assemblages de sons est la façon la plus juste de traduire son rapport à la vie, à ses fluctuations, aux sensations et aux expériences qui lui donnent du souffle. Bref, que sa musique exige et suscite une présence et une métamorphose.
Les périples de Pierre-Guy B., eux, sont tout aussi dichotomiques. Lui dirait qu’ils sont cathartiques, qu’ils contiennent le meilleur comme le pire, l’envers et l’endroit. Qu’ils tiennent à la fois de l’enracinement et du déracinement, de la quête et de la fuite, du professionnel et du plus-que-personnel.
Il a sillonné les Balkans à la recherche de musique. J’ai lu que le nom si joli de cette péninsule, encerclée par les mers, voulait dire « de miel et de sang », à l’époque romantique. Un pays de douceurs défendu par d’indomptables guerriers.
Lorsque Pierre Guy met le cap sur la Serbie, on le prévient qu’il sera en pays barbare. Pour la première fois, il prend alors conscience de l’ampleur du préjugé nord-américain, qui dépeint trop souvent l’Autre comme un ennemi sans visage. Il ramène avec lui des voix de femmes, enregistrées dans le sud du pays, avec lesquelles il crée Starčevo, une musique qui s’élève et plane.
En Turquie, il s’est senti connecté comme Acadien aux Grecs et aux Arméniens, à tous les déportés de la terre. Il a parfois la nette impression de porter en lui la douleur vive de l’exil des siens, survenu pourtant il y a plusieurs générations. Aux oreilles du Québécois, il a un jour constaté que la langue acadienne peut sonner comme un dialecte étranger et inaccessible.
Il raconte qu’à l’école de Chatila, un camp de réfugiés palestiniens de Beyrouth-Ouest, au Liban, il a soudainement réalisé avec émerveillement que les fillettes savaient mieux que lui faire résonner son instrument. Au milieu du désastre, après seulement quelques années de vie, elles maîtrisaient les techniques de percussion mieux que lui après des années d’université.
Beyrouth est divisée en deux par le hamra (qui veut dire « rouge »), une route qui tangue légèrement vers la gauche, comme le cœur dans la cage thoracique. Un mur psychologique, social et religieux, mais invisible, qu’il traversait, comme étranger, sans problème. Il a noué des amitiés précieuses, parfois des plus inattendues, des deux côtés de cette cicatrice cartographique.
Les musiciens emportent avec eux les plus beaux souvenirs de voyage : les voix, les sons, les visages. Tünel, une autre composition de Pierre Guy, est inspirée de ses soirées de danse dans le quartier qui porte le même nom à Istanbul. Un lieu où il a voulu se poser quelques mois, où il a pris un appartement trop cher, où il ne pouvait même pas se tenir debout, où on servait un verre d’alcool avec le café du matin, où les locaux se sont mis à l’appeler « the Mayor » à force de le voir sillonner les rues et venir à leur rencontre chaque jour. Ouvert, attentif, « le cœur pauvre », comme disait sa grand-mère.
En musique, Pierre Guy Blanchard rend hommage, il cristallise un instant, ou plutôt le transforme en rythmes, en notes, en temps. Les rythmes d’Ankara, en Turquie, et la musique macédonienne, « complexe et agressive », prennent sous ses doigts une forme nouvelle. Le froid et l’isolement de Charlo deviennent Slavic Winter, les vagues qui s’échouent sur la grève du Nouveau-Brunswick répondent à celles qui se bousculent dans le Bosphore, le détroit qui marque la césure entre les continents asiatique et européen.
Je ne saurais plus dire où il a cru mourir et où il s’est remis à vivre dans ce magma de souvenirs, mais chose certaine, les dangers ne se terrent pas là où on les attend, et une terre étrangère nous berce parfois plus tendrement qu’une maison sur sa terre natale.
Je ne saisis pas encore tout à fait le gars ni le personnage. Et je crois que c’est bien ainsi.