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Par Anne-Marie Guilmaine
Texte publié dans le Cahier SIX du Théâtre français
Il existe de multiples noyades. Des noyades dans l’eau glacée; le corps qui ne s’accroche plus à rien, pas même à la rambarde du pont. Des noyades dans les mers chaudes ; le corps imprudent et trop léger, avalé par le courant. Des noyades dans toutes sortes de substances; le corps éthylique. Mais aussi des noyades dans la morosité des jours en mélasse, des obligations sans fin et de la routine vicieuse ; le corps dompté en robot. Ou encore des noyades dans la désillusion ; le corps comme « un navire déserté [...] ayant sombré dans les abîmes du rêve1 ».
J’écris ces mots le 1er janvier. Je m’efforce de digérer les bilans de l’année, farcis de sarcasme et de désenchantement. Contrairement à la plupart de mes contemporains, j’ai la chance inouïe de connaître un rempart contre le sentiment d’impuissance et de désabusement que provoque l’actualité du monde : je côtoie des jeunes. Et ce sont eux mes pushers en bouées de sauvetage.
Ces jeunes, tous très différents, ne sont pas parfaits, bien évidemment. Ils ne sont pas des superhéros, pas même des héros d’un jour comme dans la chanson de David Bowie, que Léa, une jeune de Ce qui nous relie ?, connaît par cœur. Ils en sont tout à fait conscients. Même avec l’arrivée prochaine de leur génération dans les sphères décisionnelles, ils n’ont pas la puérilité ou l’arrogance de croire qu’ils feront cesser les guerres, renverseront les impacts du réchauffement climatique ou inventeront la molécule miracle contre le cancer. Ces jeunes n’ont pas l’utopie facile. Leur pensée est pragmatique et tout à la fois assoiffée de beauté.
S’ils sont conscients de ne pas pouvoir changer radicalement les choses, ces jeunes considèrent qu’ils ont le droit, et peut-être même le devoir, de poser sur le monde un regard flambant neuf, d’y apporter leurs propres lumières et compréhension de la vie. Ce regard se partage à la collectivité, se prolonge dans des gestes tournés vers les autres. Je rassemble ici quelques-unes de leurs idées auxquelles vous accrocher, glanées au détour de conversations ou d’entrevues.
Inverser les rapports de force traditionnels.
Depuis son entrée au Théâtre français comme directrice artistique associée, Mélanie Dumont nourrit le rêve de voir déferler les jeunes par vagues au CNA; qu’ils dynamisent les lieux de leur présence et de leur énergie. Qu’ils occupent la scène, la salle et même les espaces connexes :
1. Le vaisseau d’or de Nelligan, cité en ouverture du spectacle Album de finissants. Les autres citations d’Album de finissants proviennent de l’adaptation théâtrale d’Anne Sophie Rouleau tirée du texte de Mathieu Arsenault.
corridors, salons, foyers, locaux de répétition. Cette année marque le point culminant de ce désir. Pas moins de soixante-dix adolescents sont mobilisés dans trois réalisations qui seront présentées au grand public, en mai, sur une durée de trois jours: les spectacles Album de finissants et Ce qui nous relie ?, ainsi que les initiatives de la cellule d’action et de création De plain-pied. Donnant son nom à l’événement, De plain-pied vise à transformer différents espaces du CNA en installations participatives proposées gratuitement aux visiteurs, en périphérie des deux spectacles.
Cette invitation à investir un lieu institutionnel semble répondre à un manque de visibilité des jeunes dans la sphère sociale en démocratisant de manière tangible un centre à vocation publique, que les adolescents fréquentent peu en dehors des sorties scolaires. Ces jeunes travaillent – souvent pour de grosses chaînes commerciales –, ont un pouvoir d’achat, mais ils ne se voient pas accorder pour autant une crédibilité sur le plan communautaire ou politique. D’où la nécessité, selon Meriem, participante à Ce qui nous relie?, de se lancer dès qu’une possibilité d’action se présente; il est de la responsabilité des adolescents de s’accaparer le territoire, de prendre l’initiative de faire entendre leur voix ou de s’engager pour les causes qui leur tiennent à cœur.
L’événement inversera donc le ratio habituel: les adolescents seront majoritaires, à la fois organisateurs, acteurs et principaux destinataires. Ils auront un pouvoir de décision et d’action par le biais de la création. Il s’agit aussi de renverser les rapports de transmission entre les générations. Ils seront les hôtes ; vous serez les visiteurs. Ils vous accueilleront dans leur réalité, et ça vous brassera peut-être un peu la cage et le cœur. Ils transformeront des lieux que vous connaissez, et ça vous donnera peut-être l’inspiration nécessaire pour rénover votre quotidien. Ils vous feront vivre des expériences et vous vous abandonnerez peut-être à la détente et à la confiance entre leurs mains.
Accepter de recevoir une bonne claque dans la face.
Album de finissants offre une radiographie sans concession de la réalité de l’école secondaire. Sur scène, une vingtaine de jeunes de quatorze à dix-sept ans et cinq acteurs dans la trentaine malmènent les idées reçues sur l’adolescence. En 2004, l’auteur Mathieu Arsenault s’est dépêché, avant de quitter la vingtaine, de mettre sur papier les impressions, sensations, états paradoxaux qu’il a lui-même ressentis ou captés chez ses camarades durant les cinq années du secondaire. Pour Audrey, qui a participé à la création d’Album de finissants2 , la coprésence des acteurs et des jeunes sur scène évoque une double temporalité : les trentenaires se rappellent leur propre passage au secondaire, les jeunes incarnant la masse de leurs souvenirs. Ce qui n’empêche pas que le portrait corresponde absolument à sa propre expérience : « Ça porte sur ce qu’on pense et qui n’est pas dit normalement à la télé. Les phrases qui auraient été censurées, dans Album, on les garroche ! »
Le spectacle s’ouvre sur un paysage monotone. L’ennui anesthésie les corps uniformisés qui s’affalent sur les bureaux en une chorégraphie inspirée de la réalité – la metteure en scène Anne Sophie Rouleau et la comédienne Michelle Parent ayant filmé des élèves en classe pour en tirer les gestes, tics et états de corps. Mais combien d’élans réprimés dans les rangs ? Combien de mots sombres et d’idées-pas-propres-propres en train de fermenter au fond des cases? Combien de désirs désorganisés et brûlants suintant des blouses bien rentrées dans les jupes ? « [...] je m’installe je sors le cartable de mon sac avec l’étui à crayons et quand je le vois arriver il me dit salut alors je pense renverse-moi sur la table je vais déboutonner ma chemise tu passeras ta langue partout sur mon corps. »
2. La création a eu lieu à la Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier en mars 2014. Les participants de la recréation au CNA sont de nouveaux jeunes venant de la région.
C’est une vision critique, voire acerbe, qu’Album de finissants développe par rapport à un système d’éducation valorisant l’excellence et le conformisme, comme l’incarne une Miss World dont la perfection n’a d’égale que le mutisme. L’identité des étudiants se trouve réduite à une note, à un rang, à une cote. L’école semble fabriquer l’illusion que tous peuvent rentrer dans le moule du système. Et paradoxalement, elle fabrique aussi une illusion de liberté. Mélisande, une des jeunes de la création d’Album de finissants, l’explique bien: l’école offre une quantité d’options comme un plateau de bonbons tendu vers tous. Mais, selon tes capacités, ton profil, tes notes, tu te retrouves à mâchouiller le bonbon qu’on te donne, le seul bonbon qu’il te reste.
Si la claque dans la face nécessaire au monde, selon Mélisande, provient d’une confrontation avec la vérité, les jeunes eux-mêmes peuvent la ressentir au moment où ils s’ouvrent à l’autre, à l’histoire, à l’ailleurs. Album de finissants nomme crûment ce tiraillement entre la maîtrise de connaissances abstraites et la terreur du réel. Les jeunes mettent à l’épreuve une lucidité qui n’exclut pas les paradoxes, qui va jusqu’à révéler le confort de l’inconscience: «[...] tout ce que tu peux faire c’est de te tenir au-dessus de la moyenne en espérant être absent le jour où la misère arrive.» Meriem, qui milite pour Oxfam depuis deux ans, ne craint pas le réel, même si elle reçoit chaque jour dans son programme Développement international et mondialisation de l’information qui ne lui fournit aucun motif de réjouissance. Elle se dit optimiste, mais elle sait qu’il lui faudra résister, à mesure qu’elle vieillira, au désenchantement et à la tentation du déni. Elle propose de se rappeler au jour le jour le sens initial de ses choix et de ses actions, qu’elle projette actuellement vers son idéal.
Se manifester malgré la peur d’avoir tort ou l’air fou.
Déboulonner les clichés semble être une préoccupation commune chez les jeunes des trois projets. L’un des stéréotypes auxquels Album de finissants s’attaque est celui de l’adolescent dangereux, qui cumule les partys dégénérescents, les dépendances et les anecdotes sordides. L’extraordinaire de ces jeunes ne relève pas ici de ce qui fait habituellement les manchettes. Il concerne plutôt l’audace de rester au plus près de son authenticité ; une authenticité qui mue, se découvre, se transforme en temps réel pour les adolescents. Mélisande exige d’elle-même ce courage: «Les “modèles” féminins que tout le monde suit, je les ai tous mis à la poubelle. J’en ai pris d’autres, tirés de la science-fiction, plus geek que pop culture ! » Pour Audrey, Album de finissants donne la permission d’être vrai et encourage à s’exprimer plus librement.
C’est ce pari d’honnêteté que tentent également de tenir les onze jeunes de Ce qui nous relie ?, laboratoire de création échelonné sur huit mois dans lequel ils sont invités à se questionner sur leur manière d’habiter et de transformer le monde, et à mener des expériences performatives afin de construire une partition scénique. Sur le plateau, ils se joueront eux-mêmes, dans les différentes nuances de leur personnalité. «Une idée simple, mais pas si facile à assumer», d’après Meriem. Exposer cette vérité implique d’abord de se connaître, de laisser tomber certaines barrières afin de faire partager des pans de son histoire, ses talents, ses astuces intimes pour mieux traverser la vie. C’est ce qui était en jeu lors des « Quatre minutes de temps de plateau », activité dans laquelle les jeunes présentaient quelque chose d’eux-mêmes que les autres ne connaissaient pas encore. Avant de prendre la parole, Cassandra a pris un long temps pour ancrer ses pieds au sol et tendre son regard souriant à la dizaine de paires d’yeux qui l’observaient. C’est aussi ce qui était proposé lors de la « Zone de libre échange », dans laquelle chacun des jeunes offrait en partage aux autres six éléments appartenant aux catégories suivantes: objets, connaissances, techniques, affections. Ainsi, Jassica a appris à Audrey à compter en arabe en échange de sa technique de modelage de ballons. Simon a expliqué une idée philosophique qu’il trouve passionnante à Ismaël, qui lui a appris à solutionner le cube
Rubik. Il s’agissait de mettre à l’épreuve ce don de soi dans le local de répétition avant le passage à l’acte dans le réel...
Le processus de Ce qui nous relie?, dont j’assure la direction, consiste à mettre à l’épreuve l’idéal que ces jeunes chérissent par rapport au monde : davantage d’écoute, de vrais échanges, des contacts plus chaleureux. Les idées fusent, et chacun s’engage à les concrétiser: Jassica accorde un moment de vacances aux passants à l’aide d’une chaise de plage et d’une ambiance sonore de bord de mer. Meriem organise une séance de manucure dans une résidence de personnes âgées. Léa anime un atelier de fabrication d’origamis pour les enfants. Evangelos distribue des compliments dans la rue par le biais de Post-it laissés à la volée. Charlandjuna danse dans un centre commercial. Dona-Bella et Aurel abordent leurs voisins d’autobus avec des questions brise-glace ou en proposant un de leurs écouteurs. Le surlendemain de la fusillade au centre-ville d’Ottawa, toute l’équipe s’est transformée en escouade d’« étreintes collectives » dans les rues du Marché By. Les actions s’avèrent galvanisantes pour les jeunes et – j’ose le croire – pour les inconnus à qui ils s’adressent.
Déambuler sans carte ni itinéraire.
Bien entendu, les jeunes eux-mêmes ne sont pas exclus des risques de noyade. Album de finissants nous jette en plein visage la métaphore d’une suffocation intérieure qui se vit au jour le jour. Noyade dans l’aquarium qu’est l’école, avec son horaire cyclique et la matière à avaler. Et l’âge adulte ne vient pas nécessairement célébrer la sortie de l’aquarium et l’acclimatation à l’air libre. Il y a quelque chose de rassurant à tourner en rond dans un aquarium que l’on connaît, d’exister dans le regard des autres et d’obéir aux attentes. Le spectacle expose le sentiment d’effarement vis-à-vis une liberté d’action, qui peut s’avérer terrifiante : « se taire quand le prof parle de liberté et [...] ne rien faire quand il parle de se révolter je sais ce que c’est une pancarte je sais ce que c’est une manifestation je suis pas con mais j’aime tellement quand on m’aime. » Sortir du moule, s’exprimer, oui, mais pour dire quoi? pour y gagner quoi, sauf la certitude de décevoir l’autorité ? Il y a matière à trembler, peu importe son âge. Mais le spectacle intègre des moments où les corps se réveillent, où les singularités surgissent de l’uniformité. En finale, une projection vidéo montre de petits univers de papier, des ribambelles de jeunes qui tiennent des pancartes fragiles sur lesquelles se déclinent de véritables actes de foi : « On va dégourdir ce monde. On va fleurir ce monde. On va réconforter ce monde. On va embrasser ce monde. » Ainsi de suite.
De plain-pied mise sur ce désengourdissement du monde par les jeunes. Les participants de la cellule d’action et de création, animée par Mélanie Dumont, affirment vouloir un monde plus ouvert, éclairé, confiant ; un monde moins individualiste, pressé, « consumériste » et constipé socialement ! Ces idées phares guident l’élaboration des installations participatives. Les visiteurs pourront déambuler dans un ordre aléatoire, s’attarder dans une station, suivre leur intuition. «Il manque d’occasions gratuites pour s’exprimer spontanément. De plain-pied va régler ce
problème pour quelques jours ! » affirme Gabrielle. « Les gens retourneront chez eux avec un grand sentiment de liberté. Ils se diront: “Ah, dans ma vie à moi, j’ai des limites. J’aimerais retourner là-bas et vivre comme ça tout le temps !” » Pour Gabrielle, cette liberté répond à une nécessité du monde contemporain : celle de s’accorder du temps de vagabondage sans destination précise. Elle-même tente de l’expérimenter dans sa vie : improviser au piano, prendre de nouveaux chemins en rentrant de l’école, attraper un autobus au hasard et sortir à un arrêt inconnu. Simplement pour déjouer la tentation de confort.
Les créatrices d’Album de finissants ont demandé aux jeunes de compléter la phrase «Je voudrais...» Elles ont intégré certaines des réponses au spectacle. La dernière nous fouette les sangs et nous fait assurément sortir de l’eau : « J’voudrais jamais finir ma vie et me dire “Ah merde !” » Accrochez-vous.
Merci à Audrey Dufresne, à Gabrielle Lemire, à Meriem Mezdour et à Mélisande Vigeant pour le temps accordé et leur sincérité.