29 avril 2019

En direct du Studio : une visite au Old Trout Puppet Workshop

Par : Vanessa Porteous

Pour atteindre le Old Trout Puppet Workshop, à Calgary, vous devez d’abord frapper à la porte d’un abri quonset peu avenant, vous faufiler à travers un appentis qui sert de bureau, pour enfin poser les pieds dans le studio, où vous aurez l’impression d’avoir franchi le seuil d’un autre monde. Des marionnettes vous fixent de chaque coin, tels des fantômes du passé. Malgré les scies tronçonneuses et la styromousse, l’ambiance y est merveilleuse, dans le sens le plus pur du terme.  Un éclat vieilli vient brunir les rangées de visages affligés et de mains suppliantes qui ornent les tables avoisinantes.  

L’équipe se prépare pour Ghost Opera, une première mondiale avec la compositrice canadienne Veronika Krausas et un libretto d’André Alexis. L’œuvre s’inspire d’une anecdote rapportée par Pline le Jeune au sujet d’une villa rendue inhabitable par un fantôme furieux. La famille qui possède la maison trouve éventuellement un acheteur, un philosophe stoïcien qui permet au fantôme de retrouver le pays des morts. Les Trouts se sont inspirés des sculptures classiques.

Bien qu’ils aient passé leurs premières années entassés dans le studio, les trois membres fondateurs des Trouts sont maintenant éparpillés à travers le pays, des Maritimes à Victoria. Steve (Pityu) Kenderes est à l’extérieur de la ville, et c’est donc Pete Balkwill et Judd Palmer qui se retrouvent autour d’une table chambranlante pour discuter pendant que Palmer peaufine la tête d’un modèle de marionnette, effaçant ses traits d’argile avant de recommencer. Bien que les Trouts soumettent des esquisses des marionnettes afin de guider l’équipe, c’est dans le moment même que la magie s’opère, sous les mains du sculpteur. Une fois terminé, le modèle sera enduit de silicone (au nom incroyable de Dragon SkinTM [peau de dragon]), qui est ensuite décollé, placé dans une coquille pour le solidifier, et rempli de mousse expansive qui durcit pour former une tête de marionnette durable et relativement légère. Plusieurs des vingt-neuf objets du spectacle sont créés à l’aide de ce processus de moulage inversé. Ils sont ensuite trempés dans l’époxy avant d’être peints et vernis à la main avec des techniques de clair-obscur, de patine et de craquelure dignes de Rembrandt.

À l’inverse des troupes qui se spécialisent dans un seul type de marionnettes, tel que les marionnettes à cordes, les Trouts aiment expérimenter avec une variété de styles, de leurs premières marionnettes de tête, des blocs de cèdre taillés fixés à un casque, à des objets plus abstraits tels que des parties du corps, de minuscules marionnettes à tige, et des objets démesurés tels que des yeux amovibles gigantesques. Dans Ghost Opera, plusieurs des figures dramatiques sont représentées par des têtes de personnages à échelle humaine vêtus de costumes amples conçus par la collaboratrice de longue date des Trouts, Jen Gareau. Selon l’action requise, des mains ou des pieds minutieusement taillés viennent s’ajouter aux têtes. Toutefois, on retrouve également un bon nombre de marionnettes spécialisées de toutes les tailles. Un marionnettiste arrimé à une seule ligne fixe opère la figure géante de Charon, le passeur d’âmes des enfers, par exemple, tandis qu’une des plus petites marionnettes représente le squelette d’un chien.

Peu importe leur taille ou leur fonction, les marionnettes des Trouts ont mystérieusement toujours l’air soignées et négligées à la fois, comme si on les avait trouvées dans une vieille malle au grenier et qu’on les avait remis en service. Peut-être que leur amour du vétuste s’explique du fait que lorsqu’un objet semble avoir été utilisé, « il développe presque une âme », affirme Palmer, tordant l’argile sous ses doigts. Un sens de l’histoire se prête bien à leur forme d’art, ajoute Balkwill. Les marionnettes se nourrissent des sentiments d’émerveillement, de l’inouï et des choses à demi-oubliées.  

« D’une certaine façon, » poursuit Palmer, « notre amour des vieilles choses est alimenté par notre amour de la métathéâtralité. » Au moment de créer une nouvelle œuvre, les Trouts commencent toujours par poser la question : pourquoi est-ce un spectacle de marionnettes? Les marionnettistes sont souvent visibles dans leurs productions. La relation entre les marionnettistes et les objets qu’ils manipulent peut ajouter une couche de sens dynamique et intrigante qui vient amplifier les thèmes de l’histoire pour le public.

Palmer et Balkwill expliquent que, pour des raisons d’abord pratiques (« On ne peut pas vraiment s’attendre que le soprano puisse voler, et ce ne sont pas tous les chanteurs d’opéra qui sont d’excellents marionnettistes »), les membres de la distribution de Ghost Opera opèrent comme des spécialistes. Six interprètes s’occupent principalement des marionnettes. Huit chanteurs du programme d’artistes émergents de l’Opéra de Calgary prêtent leurs voix aux personnages. Le reste forme l’orchestre.

Baptisés « Phantasmas » par les créateurs, tous ces interprètes incarnent le thème du spectacle du corps versus l’esprit, en recréant ce récit fantomatique à l’aide d’objets qui semblent avoir été oubliés pendant des siècles.   Dans un certain sens, ils sont tous des marionnettistes. Balkwill fait remarquer que « les instruments sont les marionnettes des musiciens. Un marionnettiste de talent tient sa marionnette de la même façon qu’un violoniste tient son archet. On y retrouve le même sens de relaxation et de laisser-aller, cette idée d’être dans un état second. »

Vingt-sept personnes, dont un orchestre, ça peut paraître petit pour un opéra, mais pour un spectacle de marionnettes c’est tout à fait immense. Les Trouts ont relevé le défi avec enthousiasme. Au cours des dernières années, la compagnie a repoussé les limites traditionnellement miniatures du monde de la marionnette pour s’attaquer à des collaborations plus ambitieuses, notamment en assurant la conception de Hansel and Gretel pour l’Opéra de Vancouver et une production à grande échelle de Twelfth Night pour le CNA et Theatre Calgary.

Reste que créer un tout nouvel opéra, c’est compliqué. Le libretto est né d’une session initiale de scénarisation en groupe avec Alexis, suivi de plusieurs ébauches par courriel, qui ont été modifiées à nouveau par la compositrice. Krausus peut prendre une scène à quatre personnages, par exemple, et la transformer en quatuor où toutes les répliques sont chantées simultanément. « L’opéra possède un différent sens du temps dramatique », déclare Palmer. Ceci peut avoir un impact sur la conception des marionnettes. « Nos marionnettes sont conçues pour être très bonnes à accomplir une chose spécifique, telle que se lamenter ou ramasser une tasse, et absolument horrible à faire quoi que ce soit d’autre, » explique-t-il. Lorsque l’histoire change, les marionnettes peuvent possiblement être appelées à changer également, ce qui peut avoir un impact sur le texte à son tour. « Il y a beaucoup de va-et-vient. »  

Au fil de quelques années, l’équipe a organisé trois ateliers pour développer les textes et la musique. Pendant ce temps, le processus de conception et de construction s’opérait en parallèle. Alors qu’ils s’apprêtent à commencer leurs répétitions, le décor et la majorité des marionnettes sont déjà construits, ce qui est inhabituel pour la compagnie. En ce qui a trait au texte, habituellement l’élément le plus malléable d’un spectacle des Trouts, il est essentiellement définitif.

Cela étant dit, la musique joue un rôle important dans toutes les productions des Trouts, donc ces exigences ne sont pas nouvelles. La musique et les marionnettes vont de pair, après tout. C’est ainsi depuis le début des temps, à l’époque où on racontait des histoires avec ce qui se trouvait à portée de main, évoquant les émotions et les souvenirs à l’aide de sons, plutôt que de mots. Possiblement que « l’art de la marionnette vient toucher une façon plus ancienne de recevoir les histoires », explique Balkwill. « Bien que nous sommes toujours en train de courir vers l’avenir, nos imaginations demeurent infiniment plus puissantes que l’imagerie générée par ordinateur. J’aimerais vivre à l’époque où l’on sillonnait les hautes mers » affirme-t-il, rêveur, alors que Palmer appose les touches finales à la sculpture qu’il tient. « Il y avait tellement d’émerveillement. »

Ghost Opera est développé avec le soutien du Fonds national de création du CNA, en partenariat avec Calgary Opera, le Timepoint Ensemble, et le programme de résidence pour les arts de la scène du Banff Centre for Arts and Creativity. Le spectacle prend l’affiche pour la première fois à Banff en mai 2019, puis se dirigera à Calgary en prévision d’une tournée nationale et internationale.  

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