6 mars 2019

Entre le stress et la joie 24 heures par jour : recompter les moutons…

Par Vanessa Porteous

« Ce fut facile et difficile à la fois », dit Marichka Marczyk à propos du remake de Counting Sheep: Staging A Revolution, une œuvre de théâtre musical qui plonge au cœur de ce que l’on a appelé la révolution de la Dignité à Kiev en Ukraine, en 2014. Mark Marczyk, cocréateur de l’œuvre et conjoint de Marichka approuve : « Nous avons vécu tour à tour le stress et la joie et ce, 24 heures par jour », dit-il.

Depuis sa création à Toronto dans le cadre du SummerWorks Festival en 2015, Counting Sheep a connu un succès mondial. Pour cette nouvelle version de 2019, toute l’œuvre a été remaniée : nouvelle distribution, mais aussi nouvelle conception, nouveau scénario et nouvelle mise en scène. Ce remake est le fruit d’un partenariat sans précédent entre des créateurs canadiens et les codirecteurs artistiques du Belarus Free Theatre Natalia Khaliada et Nicolai Khalezin, partenariat rendu possible grâce au Fonds national de création du Centre national des Arts.

« Le spectacle avait d’excellentes critiques et tournait partout dans le monde, explique Khaliada. Alors, nous nous sommes demandé pour quelle raison on le modifierait. Et en plus, nous agissons en dictateurs en répétition. Ils nous ont dit qu’eux aussi agissaient en dictateurs. » Tout le monde s’est rencontré à New York, et le partenariat était conclu.

Les Marczyks sont tombés amoureux sur la Place de l’Indépendance à Kiev en 2014, dans l’euphorie des premiers jours de la révolution. Lorsque les forces de l’ordre ont commencé à lancer sur la foule des balles de caoutchouc, puis des vraies balles, le couple a rapidement quitté le pays et s’est installé à Toronto où tous deux ont décidé de créer une pièce de théâtre. Par cette pièce, ils voulaient montrer à leurs amis à quel point la paix est fragile et que ce sont nos actions qui dictent les événements. Counting Sheep venait de naître.

Les Marczyks ont abordé la production originale comme une expérience et cette expérience les a satisfaits un long moment. Les acteurs-musiciens, masqués, se mêlaient au public, invitant les gens à s’exprimer, danser, rire ou pleurer ensemble dans un environnement où étaient diffusées des images filmées pendant la révolution de 2014 dans les rues de différentes villes de l’Ukraine. Puisque le thème central du spectacle est la révolution, il n’y a pas de personnages principaux ni de dialogues, mais plutôt de la musique en direct, une combinaison de chansons rythmées interprétées par le Lemon Bucket Orkestra, de Toronto, et de chansons traditionnelles ukrainiennes. Inscrits dans une tradition séculaire, ces chants polyphoniques envoûtants viennent appuyer les thèmes principaux du spectacle, la solidarité et la lutte.

Mais Counting Sheep avait une certaine lourdeur et au bout de quelques années, les Marczyks étaient prêts à en revoir le contenu. Était-il possible d’engager complètement le public dans ce que vivent les personnages et dans l’ambiance de la révolution? Le spectacle pouvait-il avoir une portée plus universelle? Encouragés par les producteurs, les Marczyks ont invité les artistes bélarusses à diriger une nouvelle version qui tiendra l’affiche du Festival VAULT de Londres en 2019.

« Nous sommes littéralement tombés en amour avec ce couple, explique Natalia Khalida. Soudainement, nous rencontrions des gens à l’autre bout du monde qui sont aussi fous et passionnés que nous. Leur engagement dans l’œuvre et dans le message qu’elle véhicule est total. »

Mark Marczyk, lui, qualifie l’engagement de Natalia et Nicolai dans le projet de « hors-norme ». Réfugiés politiques depuis huit ans, Natalia et Nicolai forment un couple qui dirige le Belarus Free Theatre à partir de leur bureau au Young Vic Theatre, à Londres. Ils travaillent partout dans le monde, dirigeant à distance leurs productions présentées dans leur pays natal, où la troupe est victime de harcèlement et où les productions sont souvent interdites.

Pour cette nouvelle mouture de l’œuvre, Mark et Marichka sont retournés à leur propre histoire d’amour, épluchant leurs écrits et courriels de l’époque pour nourrir les acteurs et créer des « études » physiques. Les artistes du Belarus Free Theatre utilisent ce terme français pour désigner les fragments de mise en scène qui donneront vie au texte. Chaque jour, la troupe créait ainsi des dizaines d’études que les metteurs en scène consignaient minutieusement. Il fallait ensuite prendre les mouvements et les moments les plus intéressants et construire une mise en scène en y intégrant la musique et le texte. Dans la nouvelle version, l’histoire d’amour de Mark et Marichka, jouée par des acteurs, constitue l’épine dorsale du spectacle.

Travaillant de douze à dix-huit heures par jour entre l’ordinateur, la salle de répétition et le studio d’enregistrement, les Marczyks ont également complètement refait la conception sonore et remanié la polyphonie ukrainienne de la version originale pour en faire ce que Mark appelle avec fierté une « polyphonie de genre ». On a conservé certains chants folkloriques que l’on a intégrés dans une trame musicale multicouche qui mêle musique en direct et sons échantillonnés et qui comprend du piano classique, des musiques pop, de danse électronique et plus, à l’image même des révolutions contemporaines.

Pendant ce processus, les metteurs en scène et les acteurs ont créé un nouveau langage physique qui joue sur plusieurs niveaux selon l’expérience vécue par le public. Pour le mariage, par exemple, c’est la joie et l’exubérance alors que ceux qui sont au cœur de la fête dansent et festoient avec les personnages. Pour ceux qui sont plutôt du côté des « observateurs », l’ambiance est tout autre alors qu’ils sont exposés à des images d’une émeute et de la police qui encercle silencieusement les festivités, préfigurant les violences à venir.

La mise en scène est à l’image même de l’action politique : « Dans toute révolution, explique Natalia Khalida, il y a ceux qui la vivent (le plus petit nombre) et ceux qui l’observent de loin (le plus grand nombre). » Comment amener ces derniers à passer eux aussi à l’action s’impose comme un des thèmes de la pièce.

« J’espère que ce spectacle agira comme un avertissement, explique Natalia Khalida. Ici à Londres, dans ce qui est notre deuxième demeure, nous espérons que ce que nous avons vécu au Bélarus ne se reproduira plus. » Elle parle du Brexit et de l’émergence un peu partout dans le monde des régimes autoritaires : « Ici, dit-elle, les gens ne sont pas conscients du danger. Ils restent là, sans rien faire, alors que leurs droits sont bafoués. Notre spectacle est explosif et cherche à réveiller le public britannique. Nous leur montrons ce qui pourrait arriver. »

Faire la fête à un mariage alors que tout autour, les troupes se rassemblent. La paix est toujours fragile et, que l’on soit au cœur de l’action ou simple observateur, nos actions dictent les événements. Et pour les artistes de Counting Sheep, chacun de nous a un rôle à jouer.

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