≈ 1 hour and 50 minutes · No intermission
Last updated: May 27, 2022
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Avec Contes et légendes, Joël Pommerat poursuit son observation des valeurs et des identités contemporaines en se tournant vers le futur et ce moment particulier qu’est l’adolescence. Le point de départ du spectacle est l’enfance et la manière dont un jeune se construit, en réaction à son environnement et à certaines règles ou représentations collectives. Joël Pommerat associe ce moment de construction de soi au mythe de la créature artificielle en mettant en scène un monde légèrement futuriste dans lequel les humains cohabiteraient avec des robots sociaux.
Alors que son précédent spectacle, Ça ira (1) Fin de Louis (2015), réactivait le passé révolutionnaire à travers une épopée immergeant le public dans des débats politiques, Contes et légendes revient à une forme de théâtre intime pour explorer une série d’interactions sociales, familiales ou affectives entre des adolescents, des adultes et des robots androïdes intégrés à leur quotidien.
Comme on fait des expériences en laboratoire, avec le plus de concret et de précision possible, Joël Pommerat questionne nos représentations de nous-mêmes et observe ce que ces êtres artificiels pourraient révéler ou modifier dans nos relations et constructions humaines. Déjà présente dans sa réécriture de Pinocchio (2008), pantin adolescent rebelle lancé sur le chemin de l’humanité, lointain cousin de Galatée animée par l’amour de son créateur dans les Métamorphoses d’Ovide, cette question de l’identité prend dans Contes et légendes une couleur plus troublante encore, qui n’est pas sans rappeler également certaines scènes de Cet enfant (2006) ou de La réunification des deux Corées (2012). Différents régimes de présence et de vérité se mêlent sur scène pour confronter le spectateur à la complexité de nos émotions, à l’ambiguïté de notions telles l’authenticité ou le mensonge et à la violence persistante de certaines normes sociales.
Sans tenir de discours sur les progrès ou les dangers de l’intelligence artificielle ni céder au sensationnalisme de la science-fiction, Contes et légendes donne à éprouver ces nouveaux troubles dans le genre à travers une mosaïque d’instants sensibles et drôles. Dans l’enchantement du théâtre, adolescents en crise et androïdes invitent à toutes les simulations et reconfigurations possibles. Traitant la fiction d’anticipation comme un fait réel et documentaire, Joël Pommerat renouvelle une fois encore cette inquiétante étrangeté teintée de philosophie qui fait la singularité de son théâtre depuis plus de vingt-cinq ans.
- Marion Boudier
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Ce texte de présentation ainsi que la majorité des textes qui suivent sont tirés du dossier pédagogique réalisé en novembre 2019 par Marion Boudier et la Compagnie Louis Brouillard.
Marion Boudier accompagne Joël Pommerat et la compagnie Louis Brouillard comme dramaturge depuis 2013 pour des projets au théâtre et à l’opéra. Elle est l’auteure de Avec Joël Pommerat (tome 1) : un monde complexe (2015) et Avec Joël Pommerat (tome II) : l’écriture de Ça ira (1) Fin de Louis (2019) – deux ouvrages publiés dans la collection “Apprendre” chez Actes Sud-Papiers –, ainsi que des postfaces de Cendrillon, Le petit chaperon rouge et Pinocchio, chez Babel.
Joël Pommerat a fondé la Compagnie Louis Brouillard en 1990. Il est auteur-metteur en scène : il met en scène ses propres textes et écrit ceux-ci en lien étroit avec la scène pendant le travail de répétitions. C’est pour cela qu’il se qualifie d’« écrivain de spectacles ». Il a créé à ce jour une trentaine de spectacles, dont quatre opéras et deux spectacles en prison.
Le théâtre de Joël Pommerat est à la fois ancré dans le monde contemporain et ouvert à l’imaginaire. Entre fascination et perplexité, ses spectacles invitent à une réflexion vivante sur nous-mêmes et sur le monde. Joël Pommerat s’empare de mythes, de grands récits et de valeurs dominantes de notre société pour les observer et les mettre en scène. Il a ainsi réécrit des contes populaires [Le petit chaperon rouge, Pinocchio et Cendrillon], interrogé la place de certaines valeurs dans nos vies, comme le travail [Les marchands, Ma chambre froide], ou encore les fondements mêmes de notre démocratie [Ça ira (1) Fin de Louis].
Joël Pommerat cherche à créer un théâtre visuel, à la fois intime et spectaculaire. Il travaille sur une grande présence des comédiens et le trouble des spectateurs. Il est revenu sur sa démarche artistique dans deux ouvrages : Théâtres en présence (2007) et, avec Joëlle Gayot, Joël Pommerat, troubles (2009).
Pour Joël Pommerat, la scène est un « lieu possible d’interrogation et d’expérience de l’humain », comme il l’a écrit dans Théâtres en présence : il cherche à représenter le réel, c’est-à-dire tout ce qui nous constitue, aussi bien des situations concrètes, sociales, que nos représentations mentales – idéaux, rêves ou croyances.
« Les choses sont composées de ce qu’elles sont et de l’imaginaire qui les accompagne. Qu’est-ce qu’un être humain ? C’est du biologique et de la légende. C’est de la chair et de l’imaginaire. Il y a des choses plus vraies que d’autres, certes, mais la réalité est une chose qui se situe aussi dans la tête. C’est cela que j’essaie de rendre dans mon théâtre. »
Joêl Pommerat, Troubles
Tous ses textes sont publiés aux éditions Actes Sud.
La réunification des deux Corées
Production : Odéon-Théâtre de l’Europe et Compagnie Louis Brouillard
Coproduction : le Théâtre français du CNA (entre autres)
10 au 13 avril 2013
Cendrillon
Production : Théâtre National de la Communauté française de Belgique
6 au 9 novembre 2013
Ça ira (1) Fin de Louis
Production : Compagnie Louis Brouillard
Coproduction : Théâtre français du CNA (entre autres)
16 au 19 mars 2016
Pinocchio
Production : Compagnie Louis Brouillard
29 mai au 1er juin 2019
Contes et légendes
Production : Compagnie Louis Brouillard
Coproduction : Théâtre français du CNA (entre autres)
1er au 4 juin 2022
Contes et légendes occupe une place singulière dans l’œuvre de Joël Pommerat, à la croisée du conte, de l’anticipation et d’une forme d’anthropologie ou de philosophie concrète…
Le spectacle est composé de onze scènes ou séquences, qui ne sont pas reliées entre elles par une narration mais regroupés autour d’une thématique et de ses déclinaisons possibles. Cette forme fragmentée fait penser à d’autres spectacles de Joël Pommerat comme Cet enfant (2006) et La réunification des deux Corées (2012) : un kaléidoscope de scènes, plutôt qu’un récit linéaire, qui permet d’explorer des situations, de créer des échos et des contrepoints, d’observer un ensemble de positionnements et de relations humaines et sociales.
Chaque scène est signifiante en elle-même, dans sa clôture, et elle produit aussi des effets de sens à l’échelle du spectacle à travers un jeu de variations de motifs et de personnages. D’une scène à l’autre, on retrouve les mêmes modèles de robots mais dans des familles et des contextes différents, avec des identités et des utilisations en conséquence différentes : de cette manière, le spectacle explore des possibles, les multiples facettes d’une réalité, une multiplicité d’états et d’usages. Certaines figures d’adolescent·e·s ressurgissent aussi, comme le « jeune énervé » ou Camille, mais sans que l’on sache tout à fait s’ils sont les mêmes ou des archétypes.
La fiction politique contemporaine Ça ira (1) Fin de Louis plongeait le spectateur « au présent du passé », en modernisant les débats de 1789 pour en révéler les filiations et l’actualité. Contes et légendes, à l’inverse, nous met « au présent du futur ». Bien que Joël Pommerat ne l’ait pas construit ainsi, on pourrait analyser ces deux spectacles comme un diptyque autours des représentations de l’Homme, entre passé et futur. D’un côté, Joël Pommerat voulait « rendre le passé présent », de l’autre, il traite la fiction d’anticipation de manière quasi documentaire, avec une recherche de réalisme et de crédibilité.
La société représentée est en tout point semblable à la nôtre, à l’exception de la présence de robots androïdes compagnons, technologiquement très avancés, et qui sont des répliques quasi parfaites de l’humain. Joël Pommerat adopte un positionnement anthropologique pour s’extraire de la fascination et de la peur que produisent les robots dans la plupart des fictions qui leur sont consacrées. Son parti-pris dramaturgique est de décrire des faits fictionnels comme s’ils étaient réels avec le plus de concret et de simplicité possible : le spectacle représente ce que serait une certaine banalité de la vie avec des robots. Les situations sont en majorité quotidiennes : rencontres entre adolescents, disputes avec les parents, achat entre particuliers, anniversaire… La présence du robot n’y est pas représentée comme étant exceptionnelle, mais cette « naturalité » ouvre à de petites bifurcations perturbantes et à de grands questionnements humains.
Sur scène, la tranquillité des robots contraste avec l’ébullition et la violence des adolescents qui sont saisis dans toute leur crudité. Le langage est particulièrement familier, truffé d’insultes, bancal parfois, comme pour rendre ce frottement permanent entre le bouillonnement émotionnel des adolescent·e·s et leurs (in)capacités à l’exprimer. Ces jeunes ne sont en rien édulcorés mais inspirés du réel ; comme souvent pour les spectacles de Joël Pommerat, l’écriture des personnages a été nourrie d’observations et d’une importante recherche documentaire (robotique, sociologie, films, forums Internet, vidéos YouTube...).
Lucie Guien joue le rôle de Steven, Angélique Flaugère celui du robot star et Marion Levesque est Robbie. Cet entretien a eu lieu dans le cadre du webinaire international « Scène et robotique : interactions et interrelations » réunissant les chercheur·euses en Arts du spectacle et en Robotique*.
Salvatore Anzalone : Les chercheurs en robotique cherchent la human-likeness, vous avez cherché l’inverse, la robot-likeness : quelles sources avez-vous mobilisées pour votre imaginaire ?
Marion Levesque : Nous avons notamment regardé la série suédoise Real Humans [100 % humain] où des acteurs jouent des robots tels que nous les imaginions nous aussi. Mais les robots ont commencé à être crédibles à partir du moment où nous y avons cru de l’intérieur. Une étape importante a été que les gens qui nous regardaient pendant les répétitions nous disaient « robots » quand ils voyaient le robot exister : à ce moment-là, on pouvait prendre note de ce qu’on avait ressenti intérieurement et travailler à partir de ça. On a aussi passé beaucoup de temps à les jouer dans d’autres scènes où les robots ne disaient rien, mais on était là, on agissait, on faisait des petites choses. Ce sont des heures de travail qui ont permis peu à peu de sculpter le robot.
Lucie Guien : Il y a eu aussi beaucoup de sources d’inspirations sur des robots actuels. Nous avons aussi regardé des stars de la K-Pop, ou Justin Bieber, des présences ados un peu plastiques qui ont une portée commerciale.
Angélique Flaugère : Il y a l’aspect physique qui fonctionne et qui fait la moitié du travail, grossièrement, et il y a quelque chose de l’intérieur. Pour moi, le robot apparaissait quand j’étais dans un inconfort, quand je me sentais tout le temps en recherche à l’intérieur et non dans quelque chose d’installé. Dès qu’il y avait une présence un peu à l’aise et installée, l’humain revenait et le robot disparaissait. Mon chemin était de chercher à rester dans une immobilité du corps mais avec une grande activité intérieure, quelque chose qui ne doit pas s’éteindre à l’intérieur parce que sinon il y a une détente qui apparaît et cette détente fait disparaître la présence du robot.
Lucie Guien : Il y avait aussi quelque chose qui ressemblait à une forme de méditation ou de yoga, parce qu’on devait être dans un corps extrêmement dessiné et en même dans un relâché, une connexion avec ce qui se passait autour pour recevoir les informations. Quand on joue un robot, on a l’impression que les informations arrivent une à une, on a l’impression d’être bête, que l’intelligence met du temps. On entrait dans un système de décomposition de tout. On a parlé de cela aussi, tout déconstruire pour reconstruire, réapprendre à lever le bras, comment on sert un verre d’eau, comment on ouvre une bouteille, nous n’avons jamais réussi !
Salvatore Anzalone : En effet, c’est une des tâches les plus difficiles pour un robot. C’est intéressant de remarquer qu’on arrive aux mêmes conclusions en partant de deux points de vue différents, celui des roboticiens et celui des actrices !
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*Webinaire international du projet EUR ArTeC Scène et robotique : interactions et interrelations, séance du 30/04/2021, « Quand l’humain se fait robot : Contes et légendes de Joël Pommerat », avec Marion Boudier, Lucie Guien, Angélique Flaugère et Marion Levesque, animée par Erica Magris, Giulia Filacanapa et Salvatore Anzalone. À visionner ici sur YouTube.
Joël Pommerat est né en 1963. Il arrête ses études à 16 ans et devient comédien à 18 ans. A 23 ans, il s'engage dans une pratique régulière de l'écriture. Il étudie et écrit de manière intensive pendant 4 ans. Il met en scène un premier texte en 1990, à 27 ans, Le Chemin de Dakar, monologue non théâtral présenté au Théâtre Clavel à Paris. Il fonde à cette occasion sa compagnie, qu'il nomme Louis Brouillard. Suivront les créations Le théâtre en 1991, 25 années de littérature de Léon Talkoï en 1993, Des suées en 1994, Les événements en 1994. Ces différents textes sont écrits et mis en scène selon un processus qui commence à se définir, le texte s'écrivant conjointement aux répétitions avec les acteurs. Tous ces spectacles sont présentés au Théâtre de la Main d’Or à Paris.
En 1995, il répète et crée le spectacle Pôles aux Fédérés de Montluçon (repris deux mois au Théâtre de la Main d'Or) qui représente le premier texte artistiquement abouti aux yeux de l'auteur et qui est le premier texte à être publié, en 2002, aux Editions Actes Sud-papiers. En 1997, il crée Treize étroites têtes aux Fédérés, pièce reprise au Théâtre Paris-Villette. Cette année est aussi celle du début d’une longue résidence de la compagnie au Théâtre de Brétigny-sur-Orge (direction Dominique Goudal). En 1998, il écrit une pièce radiophonique, Les enfants, commandée par France Culture. Il co-réalise pour la radio sa pièce Les Evénements la même année. Après la création de Treize étroites têtes et pendant 3 ans, jusqu’en 2000, il se consacre exclusivement à la recherche cinématographique. Il réalise plusieurs court-métrages vidéo. En 2000, il abandonne définitivement cette voie et revient au théâtre.
Il présente au Théâtre Paris-Villette trois mises en scène de ses textes deux « recréations », Pôles et Treize étroites têtes et une création, Mon ami. En 2001, la Compagnie Louis Brouillard entame une série de représentations de ses spectacles en tournée. Depuis, les tournées ne cesseront de se développer. En 2002, il crée Grâce à mes yeux, toujours au Théâtre Paris-Villette. En janvier 2003, il crée Qu'est-ce qu'on a fait ? à la Comédie de Caen. Cette pièce est une commande de la CAF du Calvados sur le thème de la parentalité, et ce spectacle est joué dans les centres socio-culturels de la région de Caen. En janvier 2004, il crée Au monde au Théâtre national de Strasbourg. C’est le début de tournées internationales. En juin 2004, il crée Le Petit Chaperon rouge au Théâtre de Brétigny-sur-Orge, premier spectacle destiné aussi aux enfants. En 2005, il crée D’une seule main au Centre dramatique régional de Thionville. La compagnie entame alors une résidence de trois ans avec la Scène nationale de Chambéry et de la Savoie. En janvier 2006, il crée Les marchands au Théâtre national de Strasbourg, puis en avril Cet enfant au Théâtre Paris-Villette qui est une recréation de Qu'est-ce qu'on a fait ? Les pièces Au monde, Les Marchands et Le Petit Chaperon rouge sont reprises au Festival d'Avignon 2006. En 2007, il crée Je tremble (1) au Théâtre Charles Dullin à Chambéry. Cette même année, la compagnie entame une résidence de trois ans avec le Théâtre des Bouffes du Nord. Joël Pommerat réalise une nouvelle mise en scène de Cet enfant en russe, au Théâtre Praktika, à Moscou. En mars 2008, Pinocchio, est créé à l’Odéon-Théâtre de L’Europe. En juillet 2008, il crée Je tremble (2) et reprend Je tremble (1) au Festival d'Avignon. Ce diptyque est repris en 2008 au Théâtre des Bouffes du Nord. Il y crée en 2010 Cercles/Fictions. La même année, il crée une nouvelle mise en scène de Pinocchio en russe au Théâtre Meyerhold à Moscou dans le cadre des années croisées France-Russie. En 2011, il crée Ma chambre froide à l’Odéon - Théâtre de L’Europe. Il écrit un livret pour l'opéra Thanks To My Eyes d'après sa pièce Grâce à mes yeux (musique d'Oscar Bianchi) qu’il met en scène et crée au Festival d'Aix-en-Provence la même année. En 2011, il crée au Théâtre National de Bruxelles Cendrillon, texte original à partir du mythe, qui est repris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. La même année, il crée La grande et fabuleuse histoire du commerce à la Comédie de Béthune. En 2013, il crée La Réunification des deux Corées à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. En 2014, il met en scène Une année sans été de Catherine Anne avec de jeunes comédiens et il adapte son spectacle Au monde pour l’opéra sur une musique de Philippe Boesmans au Théâtre de la Monnaie.
En 2006, il reçoit le Prix de la Meilleure création d’une pièce en langue française du Syndicat de la critique pour sa pièce Cet enfant. En 2007, il obtient le Grand Prix de littérature dramatique pour Les marchands. Sa compagnie Louis Brouillard reçoit deux Molières des Compagnies pour Cercles / Fictions en 2010 et pour Ma chambre froide en 2011. Il reçoit aussi le Molière de l’auteur francophone vivant pour Ma chambre froide en 2011. En 2013, avec La Réunification des deux Corées, il reçoit le Prix Beaumarchais/le Figaro du Meilleur auteur, le Prix du Meilleur spectacle du théâtre public dans le cadre du Palmarès du Théâtre, le Prix de la Meilleure création d’une pièce en langue française du Syndicat de la critique.
Tous les textes de Joël Pommerat sont publiés aux Editions Actes Sud-papiers.
International Alliance of Theatrical Stage Employees